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Bruxelles. La Monnaie. 11-V-2023. Camille Saint-Saêns (1835-1921) : Henry VIII, opéra en quatre actes et six tableaux sur un livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre d’après la pièce éponyme de William Shakespeare et La Cisma de Inglaterra de Pedro Calderón de la Barca. Mise en scène : Olivier Py. Décors et costumes : Pierre-André Weitz. Éclairages : Bertrand Killy. Chorégraphie : Ivo Bauchiero. Avec : Lionel Lhote : Henry VIII. Ed Lyon : Don Gomez de Réria; Vinent Le Texier : Le Cardinal Campeggio; Engerrand de Hys : le Comte de Surrey; Werner van Mechelen : le Duc de Norfolk; Jérôme Varnier : l’archevêque Cranler; Marie-Adeline Henry : Catherine d’Aragon; Nora Gubisch : Anne Boleyn; Claire Antoine : Lady Clarence; Alexander Marev : Garter/ un officier; Leander Craleir : un huissier de la Cour. Choeurs de la Monnaie : Stefano Visconti, direction. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction musicale : Alain Altinoglu
La Monnaie propose la réhabilitation du rarissime Henry VIII de Camille Saint-Saëns, sorte de revival du grand opéra romantique à la française.
Ce projet opératique imposant devait couronner le centenaire de la mort de Saint-Saëns, voici deux ans : un évènement reporté au vu de la pandémie de covid mais maintenu à terme, vaille que vaille. L'occasion était en effet trop rare : l'opéra n'a plus été monté à La Monnaie (ou ailleurs en Belgique) depuis 1935, et demeure peu donné en France depuis sa recréation au Festival de Radio-France et de Montpellier en 1989 – soit soixante-dix ans après sa dernière représentation à Paris ! Cette nouvelle production vient de plus, cette saison, habilement contrepointer dans la veine « Tudor », le splendide et décalé « biopic » élisabéthain Bastarda.
Le livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre, inspiré, outre de l'Histoire avec un grand H, des pièces théâtrales signée Shakespeare et Calderon, est centré autour de la répudiation de Catherine d'Aragon et de l'avènement, sur fond de schisme politico-religieux, d'Anne Boleyn comme favorite puis épouse du roi anglais. S'y surajoutent, pour bander le ressort dramatique, diverses intrigues secondaires assez complexes.
Après le refus français de son célèbre opéra au sujet biblique, Samson et Dalila (créé à Weimar, 1877), et en réponse à ses détracteurs l'accusant de « wagnérisme » à la création d'Etienne Marcel (Lyon, 1879) , Saint-Saëns livre en 1883, pour la « Grande Maison » parisienne, un grand opéra historique dans la pure tradition romantique française héritée de Meyerbeer ou d'Halévy, revue et corrigée à la lumière de son immense culture musicale – notamment çà et là des emprunts à la littérature musicale renaissante anglaise : quatre actes très développés et six tableaux, pour plus de trois heures trente de musique : la partition est, ce soir, intégralement restituée, y compris le ballet – il est vrai préalablement enregistré – donné en pantomime sur le parvis du théâtre durant le seul entracte – et le crucial premier tableau du troisième acte, coupé après quelques représentations à la création, cristallisant l'opposition entre pouvoir politique et religieux en un somptueux duo de voix graves (Henry VIII- et Campeggio, le légat du pape ), sorte de copié-collé du duo entre Philippe II et le Grand Inquisiteur du Don Carlos de Verdi de quinze ans antérieur.
Mais à vrai dire, l'œuvre malgré ses fastes et ses réelles beautés se révèle assez inégale, à l'instar d'un livret partagé entre formules lapidaires faisant mouche et vers de mirliton aux rimes parfois très plates, outre certaines invraisemblances (par exemple Anne passant de la méfiance absolue envers Henry VIII aux sentiments les plus arrivistes en quelques mesures à l'acte II ). Certes il y a là des airs magnifiques ( « Qui donc commande.. » à l'acte I ou « Ah ! ce pouvoir de Rome » à l'Acte III pour Henry VIII ou le célèbre « Reine, je serai reine » pour Anne Boleyn à l'Acte II), outre quelques moments grandioses (la marche funèbre ponctuant l'exécution capitale du premier acte, la scène du synode parlementaire de l'acte III ou encore le glaçant final), mais il manque à la partition intégrale ce fil conducteur dramatique, cette permanence de la tension ou l'indispensable resserrement de l'action donnant tout son sel, par exemple, à Samson et Dalila. Bref, d'excellents moments ne font pas oublier quelque long quart d'heure !
Pour sa mise en scène, Olivier Py entend replacer l'œuvre dans une certaine in(ter)temporalité, coincée entre l'époque de l'intrigue historique et celle de la composition de l'ouvrage : après tout, pourquoi pas ? La Troisième République ne réinstaure-t-elle pas la possibilité du divorce, et n'établit-elle pas à sa manière un « schisme » par la laïcisation progressive de l'État, menant à la loi de séparation avec toutes les Églises en 1905n? Si bien que la tenue d'apparat du Roi n'est sortie que pour la séance de photo et la galerie…et troquée pour un costume plus moderne et moins encombrant…
Les décors signés Pierre-André Weitz s'inspirent des architectures et des folles perspectives renaissantes – de Palladio (en particulier celle du Teatro Olimpico de Vicence) plongées dans un camaïeu de noirs goudronnés alors que ses costumes tout aussi sombres – avec complets-vestons, redingotes et chapeaux claques en total contraste avec le rouge des vêtements ecclésiastiques ou de la robe écarlate de désir et rubiconde d'ambition d'Anne, outre la sombre tenue de deuil dévolue à Catherine, renvoient à la fin du XIXᵉ siècle. Mais Py – après quelques réussites brillantes (Les Huguenots, Hamlet) ou plus dérangeantes (Lohengrin, la Gioconda) semble ce soir se répéter et abuser de certains tics : ambiance lugubre et plombée du pouvoir nouveau, abus des plateaux tournants métamorphosant sans cesse l'espace scénique de loggias en façades à la manière du Paris hausmannien en pleine mutation, reproductions envahissantes de trois œuvres hypermaniéristes du Tintoret, d'où émergent parfois dans leur quasi nudité des danseurs ou figurants (notamment en une parade rappelant formellement autant la toile Dante et Virgile de Bouguereau que la chorégraphie du Sacre du Printemps signée Béjart…), sadisme raffiné du supplice de la roue réservé à Buckingham, ajout de figurants surnuméraires, telle cette probable nouvelle maîtresse flanquant le souverain (Jeanne Seymour ?) dès l'annonce officielle de son second mariage. Ce, alors que la conduite d'acteurs, malgré un travail de mise en place minutieux, lors des grandes scènes de foule ou lors des nombreux duos et ensembles se révèle assez faible, par excès de statisme monolithique. Faut-il vraiment en sus, et au comble d'une certaine gadgétisation, faire figurer Henry VIII dressant un vrai cheval – au troisième acte – ou simuler la migration de l'action à l'ultime tableau au château de Kimbolth par une locomotive fracassant, telle la bête humaine, le mur de fond de scène, à l'aune du fameux et dramatique accident survenu à la gare Montparnasse de 1895 ? Voilà d'absconses incongruités !
Vu la rareté de la partition à la scène, tous les artistes lyriques assurent ce soir une prise de rôle, avec des bonheurs variables, mais un bel esprit d'équipe. C'est un triomphe total pour le baryton-basse belge Lionel Lhote, Henry VIII flamboyant et ravageur, splendide tant par l'homogénéité du timbre sur toute la tessiture que par une conduite vocale d'une incroyable ductilité, outre une implication physique quasi surhumaine, au vu de son écrasante prestation scénique d'une autorité vraiment menaçante, d'un cynisme ravageur et inflexible, même si point aussi avant l'entracte, une sentimentalité réfrénée.
Face à lui, Marie-Adeline Henry propose une farouche Catherine d'Aragon, rebelle et touchante dans la scène finale, mais projetant de manière parfois ostentatoire et crue ses aigus, au risque de détonner dans les grands ensembles.
Nora Gubisch incarne une Anne Boleyn en demi-teinte, rétive et arriviste à la fois ; si le timbre est parfait pour le rôle, le vibrato est un soupçon trop envahissant, et surtout la puissance vocale – en particulier dans le bas-médium – n'est pas au rendez-vous.
En Don Gomez, ambassadeur amoureux transi, le ténor anglais Ed Lyon, d'une diction française absolument irréprochable, fait preuve d'une belle personnalité vocale aussi raffinée et élégante que dramatiquement crédible, notamment au fil du quatrième acte, où il restitue magnifiquement les fêlures et inquiétudes de son personnage !
Le rôle du Cardinal Campeggio est dévolu à Vincent Le Texier. S'il assume scéniquement le rôle contrit de ce légal papal, sans jamais tomber dans le rôle potiche honorifique, il n'a toutefois pas, malgré d'évidentes qualités vocales, l'exacte tessiture du rôle, dans l'extrême grave : il se montre ainsi en délicatesse avec les dernières notes de son grand air, un rien académique, « Fatal orgueil » au troisième acte, mais donne un soupçon d'humanité par la chaleur et la patine de son timbre mordoré à ce rôle de prélat desséché et besogneux.
Le ténor français Enguerrand de Hys en Surrey, et l baryton-basse Werner van Mechelen en Norfolk offrent de somptueuses répliques, vocalement assumées et parfaitement en place, pour ces rôles secondaires de pure composition, alors que Claire Antoine est exemplaire d'efficacité pour les quelques interventions dévolues à Lady Clarence. Mentionnons aussi Jérôme Varnier, impressionnant lors de sa courte intervention en Cranmer, hiératique archevêque de Canterbury et deux des habituels MM Soloists Alexandre Marev et Leander Carlier pour quelques très ponctuelles interventions.
Les chœurs excellents comme toujours à la Monnaie, ont été cette fois préparés avec minutie et conviction par Stefano Visconti, chef des choeurs de l'Opéra de Monte-Carlo, dont c'est la première apparition in loco. Reste à saluer le travail de l'orchestre aussi discipliné que ductile cornaqué par la nouvelle konzertmeisterin Sylvia Huang. La direction générale d'Alain Altinoglu, véritable maître d'œuvre de l'entreprise, s'avère aussi musicale que passionnée et lyrique (on l'entend ostensiblement chantonner de temps à autre !), mais peut-être – au vu de l'immensité du plateau – un peu trop gourmande et sonore, au risque de parfois couvrir aux moments les plus paroxystiques, les chanteurs, il est vrai tenus à distance de la fosse, par une mise en scène visant, par son décorum, souvent à une monumentalité quelque peu glacée.
Au total, voilà une découverte plus qu'intéressante, dépassant le registre de la simple curiosité, malgré les réserves que nous émettons quant aux partis-pris d'Olivier Py.
Crédits photograhiques © Matthias Baus
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Bruxelles. La Monnaie. 11-V-2023. Camille Saint-Saêns (1835-1921) : Henry VIII, opéra en quatre actes et six tableaux sur un livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre d’après la pièce éponyme de William Shakespeare et La Cisma de Inglaterra de Pedro Calderón de la Barca. Mise en scène : Olivier Py. Décors et costumes : Pierre-André Weitz. Éclairages : Bertrand Killy. Chorégraphie : Ivo Bauchiero. Avec : Lionel Lhote : Henry VIII. Ed Lyon : Don Gomez de Réria; Vinent Le Texier : Le Cardinal Campeggio; Engerrand de Hys : le Comte de Surrey; Werner van Mechelen : le Duc de Norfolk; Jérôme Varnier : l’archevêque Cranler; Marie-Adeline Henry : Catherine d’Aragon; Nora Gubisch : Anne Boleyn; Claire Antoine : Lady Clarence; Alexander Marev : Garter/ un officier; Leander Craleir : un huissier de la Cour. Choeurs de la Monnaie : Stefano Visconti, direction. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction musicale : Alain Altinoglu