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Ligeti, une matière sonore toujours renouvelée

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La musique de Ligeti, au cours de ses cinq décennies d'activité, est en constante évolution : plutôt que de grandes césures, son parcours est fait d'une constante recherche aux origines de la musique et d'une réinvention constante de ses moyens.

Avec ses grandes pièces pour orchestre des années 1960 et son si singulier Requiem (1965), Ligeti avait marqué son temps et développé un style qu'il aurait pu se contenter d'exploiter pendant des décennies : « si j'avais continué ainsi, je serais devenu mon propre épigone ». S'il y a une constance dans la musique de Ligeti, c'est bien qu'elle ne reste jamais en place, qu'elle n'est jamais là où on l'attendait, et ce sans jamais avoir pour cela à imiter des styles préexistants, pas plus ceux de son temps que ceux du passé. Même la multiplication de titres d'œuvres classiques (concerto, étude, sonate) à partir des années 1980 n'est pas le signe d'un retour en arrière. Prenons les concertos : du concerto pour violoncelle (1966) et du concerto de chambre (1970), avec son titre qui le place directement dans la continuité de Berg jusqu'au Concerto de Hambourg (pour cor, 1998-2002), ils créent des interactions à chaque fois renouvelée entre le soliste et le collectif. Le concerto pour violoncelle est composé un an avant Lontano : on y retrouve l'idée d'une musique statique, ou qui tourne sur elle-même, surtout dans le premier mouvement, mais on peut y voir aussi un monde radicalement différent, avec des moments comme furieux alternant avec des moments au bord du silence, de pppppppp à Plus fort qu'il n'est possible. Le violoncelle y est vraiment soliste, dit Ligeti, car il « forme toujours la base des combinaisons instrumentales », et il est aussi soliste, comme dans les autres concertos, parce que la partition demande beaucoup à l'instrumentiste : le son du violoncelle est au cœur de l'œuvre, et non pas un discours dont il ne serait que le vecteur.

Les quatre cors naturels qui font écho au soliste du concerto pour cor (1999), qui alterne entre cor naturel et cor classique, viennent ainsi ouvrir l'espace sonore en sortant des déterminantes du système tonal ; Ligeti lui-même fonde ce choix sur le souvenir des cors des Alpes, limités aux harmoniques naturels et venant ainsi perturber le système tempéré. Ligeti avait commencé à expérimenter en la matière avec Ramifications, pour douze cordes solistes en deux groupes décalés d'un quart de ton.

Dans la continuité directe de l'école de Bartók et Kodály, et parce que le régime stalinien hongrois le mettait en avant comme authentiquement populaire, Ligeti a été influencé par le folklore hongrois, mais aussi roumain, qu'il a étudié à la source. L'influence de ce folklore est évidente dans les œuvres du Ligeti préhistorique, mais elle est à vrai dire présente, de manière moins superficielle, dans toute son œuvre. Il ne s'agit plus d'authenticité, encore moins de primitivisme, mais d'une inspiration musicale, polyrythmie, diatonisme ou tempérament inégal que Ligeti va retrouver bien au-delà de l'Europe centrale, en Afrique ou en Asie du Sud-Est. Les traces de ces influences sont particulièrement abondantes dans les études pour piano qu'il compose pendant les vingt dernières années de sa vie créatrice, où il redécouvre le son du piano en inventant une nouvelle virtuosité qui oblige l'interprète à repenser sa relation à l'instrument et à ses possibilités sonores.

L'humour est peut-être le signe le plus fort de l'écho durable des tragédies de son temps, comme la seule réaction possible face à la preuve que tout, jusqu'à l'humanité la plus élémentaire, pouvait désormais être détruit. Le diptyque Aventures/Nouvelles aventures (1963-1965) en est la manifestation la plus connue et la plus immédiatement efficace, avec un aspect scénique ou du moins théâtral qui montre bien quel est le sens de cet humour : à force d'extériorité décomplexée, Ligeti fait voir les abîmes effrayants de la conscience moderne. Sans texte pour leur permettre de s'exprimer, les protagonistes des Aventures sont réduits à des stéréotypes émotionnels qui ne sont pas animés par un vécu individuel. La satire grinçante du Grand Macabre joue aussi de cette réduction à des stéréotypes – pas étonnant que Ligeti n'ait pas apprécié le spectacle de Peter Sellars pour la création de la version révisée de l'opéra en 1997 : cette vision d'un monde détruit par une apocalypse nucléaire était à mille lieues de la conception de Ligeti, qui voulait écrire « un Jugement dernier tragi-comique, exagérément terrible et pourtant pas véritablement dangereux », où le triomphe de la mort échoue dans l'ivresse d'un Antéchrist d'opérette.

Si drôles, inventives et immédiatement parlantes que soient les œuvres comico-théâtrales de Ligeti, elles ne constituent pas un secteur marginal et léger où l'effet prévaudrait sur la complexité musicale. Même le très visuel Poème symphonique pour cent métronomes (1962), qu'il ne faudrait pas prendre avec trop de sérieux, est en pleine continuité avec un travail permanent sur le temps musical – et cela n'interdit pas de s'interroger sur ce que nous dit une œuvre ainsi dépourvue de présence humaine.

Ce n'est pas un hasard si son œuvre se conclut par une pièce délicatement humoristique, Síppal, dobbal, nádihegedüvel, autrement dit Avec fifres, tambours et violons de roseau (seule une étude pour piano lui est postérieure) : le jeu est présent dès le titre, mais aussi dans les poèmes à peu près intraduisibles de Sándor Weöres, jeux sur le langage en perpétuel équilibre instable. Ligeti les a confiés à la voix d'une mezzo accompagnée d'un quatuor de percussion qui empoigne aussi des ocarinas : la douceur mélancolique d'un adieu au monde, où le langage est une source de créativité stimulante, mais aussi une aporie, se montrant incapable d'assumer ce qui semble être sa mission, la communication entre les êtres.

S'il est arrivé à Ligeti de critiquer sa génération, ce n'est certainement pas dans l'esprit d'un retour en arrière : il écrit en 1985 que « cette période rétro, après une période d'expérimentation et de modernité, est compréhensible, de même que le pathos subjectif suivant une ère constructiviste. Compréhensible, oui, mais non pardonnable », et tant pis, ajoutera-t-on, pour les néo-debussystes façon Karol Beffa, qui s'est fait son biographe, mais qui l'instrumentalise comme contre-modèle de la modernité au détriment des liens multiples qui l'unissent aux compositeurs de sa génération. L'ambition d'être à l'avant-garde de son temps n'est pas l'objectif de Ligeti, mais la préoccupation d'écrire une musique avant tout accessible qui parle au plus grand nombre ne l'est pas plus, et il est bien en cela un représentant typique de sa génération. Ancrée dans une vaste culture musicale qui traverse les siècles et les civilisations, son œuvre n'en est pas moins marquée par la figure d'une tabula rasa suivie d'une reconstruction à partir des fondements même de la musique. Ligeti se défendait d'avoir, à partir des années 1970, adopté le post-modernisme à la mode – Le Grand Macabre, cette irrésistible satire riche de parodies, de citations, ne craignant ni le disparate, ni la caricature, pourrait sembler s'y rattacher. Mais si Ligeti ne se laisse pas enfermer dans les dogmes de quelque avant-garde que ce soit, il n'accepte pas plus les facilités de cette étiquette floue qui prétend simplement rejeter les ambitions modernes sans rien construire.

Crédits photographiques : © Milan Wagner

Bibliographie

LIGETI György, L'atelier du compositeur. Ecrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres, Editions Contrechamps, 2007.

LIGETI György, Neuf essais sur la musique. Éditions Contrechamps, 2010.

DELAPLACE Joseph,  : un essai d'analyse et d'esthétique musicales, Presses universitaires de Rennes, 2007.

BEFFA Karol, , Fayard, 2016.

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