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Une Carmen revisitée au TAP de Poitiers

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Poitiers. TAP Auditorium. 4-V-2023. Diana Soh (née en 1984) : Carmen, cour d’assises, opéra sur un livret d’Alexandra Lacroix d’après Carmen d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy et de procédures de jugement criminel en cour d’assises. Conception et mise en scène, Alexandra Lacroix ; scénographie, Mathieu Lorry-Dupuy ; costumes, Olga Karpinsky ; lumières, Flore Marvaud ; création vidéo Jérémie Bernaert. Avec : Anne-Lise Polchlopek, Carmen ; François Rougier, Franck, Don José ; Alban Legos-Le Moine, Carlos, Escamillo ; Angèle Chemin, Micaëla, l’avocate de la défense ; Xavier de Lignerolles, Ludovic, José l’accusé ; Élise Chauvin, Laura, Frasquita, experte ; Anne-Emmanuelle Davy, Béatrice, Procureure, experte ; Rosie Middelton, Jean-Luc, Mercedes, experte ; William Shelton, Président ; Ensemble Ars Nova, direction musicale : Lucie Leguay

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Deux José, une Micaëla qui est aussi avocate de la défense… la Carmen cour d'assises d' et donnée en création mondiale sur le plateau du TAP de Poitiers questionne et prolonge l'ouvrage de Bizet, mettant le public en position de juré face au féminicide qui termine l'opéra.

« C'est le procès d'un féminicide, comme il s'en rejoue tous les trois jours, encore aujourd'hui, en France », nous dit la librettiste et metteuse en scène . Dans Carmen, cour d'assises, il s'agit de considérer et d'écouter autrement le chef d'œuvre de Bizet. Le travail de la librettiste passe par une relecture en profondeur du livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy et une immersion dans le milieu des tribunaux pour vivre de l'intérieur le déroulé d'un procès en cour d'assises. Sombre, le prologue, traversé par les thèmes de mort de la Carmen de Bizet, met en scène une psychologue animant un groupe de paroles de détenus accusés de violences envers leur conjointe ; plus loin, ce sont des témoignages recueillis lors de micros-trottoirs où chacun et chacune donne son avis sur la personnalité de José (une victime, un naïf, un fou dangereux…) et les raisons qui ont pu le conduire à tuer : une manière d'exposer le problème qui donne le ton, entre gravité et légèreté, où la distance voire l'humour repoussent toujours le pathos et contribuent à la belle réussite de cette proposition.

La scénographie (Mathieu Lorry-Dupuy) est minimale autant que fonctionnelle : un large panneau de bois clair en fond de scène ménage une ouverture, une porte à deux battants qui évoque celle de l'arène où entrent et sortent les chanteurs. Deux blocs latéraux cernent le décor du tribunal : à jardin, l'accusé, José, isolé dans son box ; à cour, les magistrats en habits, juge, procureure, avocate. Quelques gradins surélèvent le plateau pour délimiter l'autre monde, celui des personnages de l'opéra. Car deux espaces-temps s'enchevêtrent et s'interpénètrent durant tout le spectacle : le lieu du procès, d'une part, arbitré par le président dont seul le visage apparaît, central, projeté via la vidéo live : riche idée qui permet d'habiles montages (ceux de Jérémie Bernaert) comme l'image du couteau, l'arme du crime qui frôle la tête du président. Son discours passe par la tessiture du contre-ténor, voix de l'ambiguïté qui fait un rien pâlir son autorité et tend à rejoindre l'univers exclusivement féminin qui l'entoure. Le décrochement temporel advient avec la musique de Bizet. Certaines scènes-clés ont été prélevées de l'opéra et sont entendues comme autant de flashbacks qui ravivent la mémoire des faits et que l'accusé revit en même temps que nous : « Je tenais à ce qu'il puisse se voir commettre l'acte », nous dit .

La metteuse en scène tire le meilleur parti de cet espace double modelé par les lumières (Flore Marvaud) et les effets de zoom de la vidéo qui en modifie les perspectives. Les costumes sont d'aujourd'hui, rouge et noir dominants, short et bottes en cuir pour Frasquita et Mercedes sur un plateau toujours très animé à la faveur d'une direction d'acteurs pleine d'imagination.

Sous la direction de , treize musiciens (ceux de l') sont dans la fosse, soit un orchestre par un (cordes, vents et percussions) dont doit se contenter la compositrice . Le défi est de restituer la partition de Bizet avec un effectif instrumental aussi réduit (tout a été réécrit pour ce petit ensemble aux couleurs très rafraîchissantes) et d'assurer musicalement le clivage entre deux mondes et deux écritures. Fort réussi, le prélude instrumental flirte avec la musique de Carmen et donne un avant-goût des tours et détours de l'écriture facétieuse de dont et les musiciens d'Ars Nova nous font apprécier toutes les subtilités. Citant et déformant aussitôt les thèmes connus de l'opéra, la compositrice nous engage à une écoute aiguë de ce qui se passe dans la fosse : choix des timbres, variété des modes de jeu, pertinence de la percussion, ajout d'accessoires (le tuyau harmonique) qui enrichissent la palette orchestrale et permettent de louvoyer très finement entre lyrisme et instances bruitées, emprunts et invention.

Dans Carmen, cour d'assises tout est chanté. Retenu dans son box d'accusé, José () a son double sur le plateau (Don José), rejouant avec une Micaëla en robe de mariée, la scène de la lettre (« Parle-moi de ma mère ») que les jurés apprécieront. En duo avec Carmen, on revit d'abord les derniers échanges entre les deux ex-amants (« il est temps encore ») puis bon nombre de pages célèbres chantées les arrangements de Diana Soh : « La fleur que je t'avais jetée », « Près des remparts de Séville », « Toréador », le duo Escamillo/Don José etc., autant de mises en situation sous le regard des magistrats, avant de procéder à « l'enquête de personnalité ». Rentrent alors dans l'arène les trois « expertes », quasi hystériques, dans une scène des plus truculentes, entre humour et caricature, rehaussée par les couleurs d'un orchestre tout aussi déjanté.

Les chanteurs, comme les musiciens, sont tout terrain, opérant à la fois sur la scène de l'opéra et sur les bancs du tribunal : le casting est jeune et les voix manquent parfois de projection mais il faut saluer la souplesse autant que l'engagement des artistes dans une tâche aussi périlleuse qu'exigeante, celle de l'accusé/ notamment, retranché dans sa cabine, dont la réactivité et l'autorité de la voix permettent de franchir l'obstacle. Trio de choc, , et Rosie Middelton endossent avec la même vitalité deux voire trois rôles. Présent dans le groupe de paroles du début, /Don José est un ténor aisé, aussi expressif que rayonnant. donne à sa Micaëla une ardeur et un ton offensif inédits. Si Escamillo/ n'est pas le torero rutilant que l'on attend, /Carmen sait envoûter son monde et imposer sa loi avec une belle énergie vocale et un abattage scénique de femme libre. Le contre-ténor de (il chante à côté de la cheffe, dans la fosse) n'a pas toujours la puissance requise mais cerne bien la personnalité un rien lunaire de ce Président qui se laisse déborder, obligé de suspendre l'audience durant une heure pour cause de vacarme !

Avec cet humour qui infiltre le livret autant que la musique, les plaidoiries de la procureure générale () et de l'avocate de la défense () qui doivent boucler le procès sont entendues en même temps, dans un enchevêtrement de mots, de voix et de prétentions divergentes qui neutralisent totalement le discours. Il n'y aura pas de verdict. Enchantée par les sons d'une boîte à musique et la résonance étrange des cloches-tubes, c'est la habanera qui tourne en boucle et termine le spectacle à la lumière d'une flamme qui semble ne jamais s'éteindre : le procès reste ouvert…

Monté pour une seule représentation à Poitiers, le spectacle de près de deux heures voyage heureusement, au Luxembourg d'abord puis dans les salles de Bordeaux et de Limoges.

Crédit photographique : © Pascal Gely

Mis à jour le 11/05/2023 à 14h57

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