Les Mélodies de Nadia et Lili Boulanger : deux compositrices, une époque
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Les Heures Claires. Nadia Boulanger (1887-1979) / Lili Boulanger (1893-1918) : intégrale des mélodies. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Raquel Camarinha, soprano ; Stéphane Degout, baryton ; Emmanuelle Bertrand, violoncelle ; Sarah Nemtanu, violon ; Anne Fornel, piano. 3 CD Harmonia Mundi. Enregistrés au Studio RIFFX à La Seine Musicale en février et juin 2022. Notice de présentation en français et en anglais de 72 pages. Durée totale : 190:00
Harmonia MundiLe nom de Nadia Boulanger est aujourd'hui sur toutes les lèvres. La pédagogue aux 1200 élèves était, comme sa sœur Lili, une compositrice. C'est la preuve par deux de cette intégrale mélodique (deux disques pour Nadia, un disque pour Lili) qui réunit deux personnalités soudées dans leurs différences musicales comme elles le furent dans la vie.
Dans la « fratrie » Boulanger, fruit de quatre générations de musiciens, Marie-Juliette, dite Lili, la cadette, fut la première femme à obtenir le prestigieux Prix de Rome ; l'aînée, Nadia, la première à diriger l'Orchestre Philharmonique de Londres. Dans la foulée du décès, à 24 ans, en 1918, de Lili, Nadia décida, à 31 ans, de ne plus composer et de se consacrer à l'oeuvre de sa sœur : « La compositrice c'est elle » disait Nadia de Lili. Harmonia Mundi apporte un sérieux bémol au constat d'une pédagogue aussi exigeante avec elle-même qu'avec les prestigieux apprentis-compositeurs qui ont fréquenté La Boulangerie (savoureuse appellation du 32 rue Ballu). Philip Glass, qui fut l'un d'eux, confie aujourd'hui encore, que, muni de la « boîte à outils » boulangère, il pense à « Mademoiselle » à chaque fois qu'il compose une nouvelle œuvre.
Élève de Vierne, d'Enesco, de Ravel, Nadia ne pouvait produire quelque chose qui laissât indifférent. Surgissent de ce coffret à l'intitulé lumineux (Les Heures claires) trente-huit mélodies éloignées autant que possible de toute joliesse salonnarde. Ne faisant pas mystère de leurs influences, toutes creusent le sillon de l'introspection fine de type Fauré (l'ami de la famille) sous la nef d'un langage pianistique discursif aux allures de cathédrale engloutie. Lucile Richardot est la messagère providentielle de ce voyage dans un cerveau humain qui avait tant à confier. Le timbre si caractéristique de la mezzo française révèle l'inédit d'une capacité vers l'aigu régulièrement sollicitée par le fil d'un schéma compositionnel de type ascensionnel, des abysses à la lumière. Même Stéphane Degout, autre modèle en terme de ligne de chant, se voit invité sur quelques numéros (Extase ou S'il arrive jamais) à l'orée de sa zone de confort. Nadia était apparemment aussi exigeante avec ses chanteurs qu'elle le sera avec ses compositeurs ! Hormis la volubile Chanson de Georges Delaquys, ou C'était en juin, ou encore les délicieuses Petites Pièces pour piano solo, les tempi sont très mesurés, laissant à l'imposant piano d'Anne Fornel, très choyé par la prise de son, le soin de déployer les riches harmonies poétiques d'un langage où le verbe et la note font constamment jeu égal. En une riche variété d'atmosphères, on goûte les mots de Verhaeren (l'intense poésie des huit mélodies co-composées avec l'amour de sa vie, Raoul Pugno pour le cycle Les Heures claires), ceux de Verlaine, Maeterlinck, Hugo, Albert Samain, Camille Mauclair, et même Heinrich Heine (pour trois mélodies dans la langue de Goethe). Le funèbre (Au bord de la route, J'ai frappé) et le glaçant (L'Echange) côtoient l'aveu sensuel (Poème d'amour) et amoureux (Ta Bonté) d'une compositrice dont la réputation d'austérité méritera d'être reconsidérée.
Les dix-sept mélodies composées par Lili sont tout aussi prenantes, mais, mis à part l'insouciant babil de Cortège (pour violon et piano), précédé de l'Introduction de Nadia, toutes assez uniment sombres. Même le portrait de la femme aimée brossé par le cycle consacré à Francis Jammes (Clairière dans le ciel), malgré le timbre à l'aigu éthéré et peut-être à cause des consonnes évanouies de la soprano Raquel Camarinha, offre peu d'éclaircie, le ciel en question s'avérant même bien menaçant. Une menace que précise l'ultime Dans l'immense tristesse, composé au coeur de 14-18, où un enfant attend en vain le câlin d'une mère décédée qui ne viendra pas. « Elle qui ne connaissait rien de la vie, elle comprenait tout », disait encore Nadia. Pour cette pièce terrible, Lucile Richardot conclut, comme elle l'a ouverte, cette parution très habitée, même par ses compagnons de route sur quelques oasis instrumentaux : le violoncelle d'Emmanuelle Bertrand, le violon de Sarah Nemtanu.
Dans l'espoir d'une intégrale consacrée au versant spectaculaire des corpus respectifs des sœurs Boulanger (le très impressionnant Pour les funérailles d'un soldat ou les inconnus Faust et Hélène de Lili, La Ville morte de Nadia..), on pourra se préparer avec Les Heures claires, un coffret indispensable qui, bien qu'illustré par une insoucieuse Danse sur la plage de Münch, ressuscite le destin de deux compositrices mais aussi celui d'une époque. Celle du basculement dans la chute.
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Les Heures Claires. Nadia Boulanger (1887-1979) / Lili Boulanger (1893-1918) : intégrale des mélodies. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Raquel Camarinha, soprano ; Stéphane Degout, baryton ; Emmanuelle Bertrand, violoncelle ; Sarah Nemtanu, violon ; Anne Fornel, piano. 3 CD Harmonia Mundi. Enregistrés au Studio RIFFX à La Seine Musicale en février et juin 2022. Notice de présentation en français et en anglais de 72 pages. Durée totale : 190:00
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