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La Voix humaine à l’Opéra du Rhin : Balance ton portable !

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Mulhouse. La Filature. 14-III-2023. Francis Poulenc (1899-1963) : La Voix humaine, tragédie lyrique en un acte, paroles de Jean Cocteau. Mise en scène : Katie Mitchell. Décors : Alex Eales. Costumes : Sussie Juhlin-Wallén. Lumières : Bethany Gupwell. Avec : Patricia Petibon, soprano (Elle). Orchestre Philharmonique de Strasbourg, direction musicale : Ariane Matiakh

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La Voix humaine n'en finit pas d'afficher sa modernité. Bien que très brève avec son heure d'horloge, bien que moins spectaculaire que la plus spectaculaire de toutes (celle d'Olivier Py en 2021 pour le Théâtre des Champs-Élysées), la version commandée à par l'Opéra du Rhin marquera les mémoires.

La téléphonie ayant tellement évolué depuis l'écriture de la pièce de Cocteau en 1927, et bien davantage encore depuis la création de l'œuvre de Poulenc en 1959, bien des contraintes dramaturgiques du livret, comme l'omniprésence de la standardiste entre les protagonistes, auraient pu reléguer le dernier des opéras de au rang des œuvres passées de mode. Il n'en est bien sûr rien, grâce au génie de Cocteau, à la musique de Poulenc, mais hélas à cause de la place centrale prise, pour le pire encore plus souvent que pour le meilleur, dans le quotidien des voix humaines, par le téléphone dit portable (ou insupportable, ce sera selon). Privant hommes et femmes de leur atour-maître (le visage), les réduisant à leur seule voix, le téléphone coctalien était déjà une machine à tuer. C'est lui le partenaire d'Elle, femme à la « misogynie intériorisée », dixit , manifestement remontée.

« Pendant un an, je n'ai rien fait d'autre qu'attendre un homme » : cette phrase qui ouvre le Passion simple d'Annie Ernaux, phrase en passe de devenir aussi mythique que certain « Longtemps je me suis couché de bonne heure » proustien, est le credo d'Elle. Et si on se faisait une toile pour commencer… Sur l'écran bleu de ses nuits blanches exposé en cinémascope au regard, à mi-hauteur de la scène dès l'entrée en salle, Elle, filmée par le réalisateur de films musicaux Grant Gee, erre dans un Strasbourg nocturne, cauchemardesque, presque méconnaissable. Lorsque la jeune femme pénètre dans son appartement, l'écran se lève pour offrir le contrechamp de l'entrée d'Elle en chair et en os dans son appartement : un lieu fatigué, dont le luxe d'antan se devine encore derrière le papier peint qui se décolle, la moisissure qui transpire du plafond. Durant quarante minutes, Elle prolonge l'errance, de façon intérieure cette fois, entre téléphone portable, ordinateur, et même vieux téléphone filaire, pour tenter de ramener là un homme dont elle n'a pas compris qu'il est définitivement ailleurs, en se mettant, sans que l'on s'en rende immédiatement compte, à faire le ménage de la pièce. Cette métaphore ménagère d'un cerveau désordonné la conduit in fine au grand saut dans le vide. La chute de l'opéra coïncide avec la chute de son héroïne.


Nouveau contrechamp cinématographique avec l'écran qui redescend : Grant Gee reprend les rênes de la narration tandis que résonne l'hypnotique Aeriality (d'autres membres de l' ont infiltré la fosse), pièce qu'Anna Thorvaldsdottir créa en 2011 à Reykjavik, et que la force des images leste d'un sens inédit en lui intimant de rembobiner l'action. En treize minutes, Aeriality ressuscite Elle et la ramène dans sa chambre, sous la pupille d'un chien (vraisemblablement celui cité dans le livret). Le bloc spectral d'agrégats sonores qui constitue la spécificité de la musique d'Anna Thorvaldsdottir accouche dans son dernier quart, à la manière d'une géode dont l'on fend la carapace, d'un lyrisme consonant profondément étreignant juste avant un ultime contrechamp de chair et d'os. Elle pousse la porte de son appartement mais n'en franchit cette fois pas le seuil : dans la pénombre, sur le lit, s'allume à nouveau l'écran du téléphone dont la voix inhumaine résonnera cette fois dans le vide… Apparaît là enfin le concept de : l'on comprend qu'Elle a décidé de faire également le ménage dans sa vie. Riche idée, aussi mémorable que celle d'Olivier Py qui racontait après l'entracte, dans un second opéra commandé à Thierry Escaich, la vie intime de l'homme invisible.

Imaginé au départ pour Maria Callas, dont la façon de pousser les hommes pour s'octroyer le premier plan aux saluts avait amusé avant d'inspirer l'éditeur de Poulenc, Hervé Dugardin : « Ce qu'il faudrait écrire pour elle, c'est La Voix humaine, puisqu'il n'y a qu'une femme, elle aurait tous les applaudissements », l'opéra fut créé in fine par la Callas du grand Francis, son « rossignol à larmes » (il signait Poupoule) : Denise Duval. De Rossellini à Almodovar, la pièce est passée par plus d'un gosier familier : Anna Magnani, Simone Signoret, Tilda Swinton. Jusqu'à Py et Mitchell, l'opéra a bellement complété ce mythique gynécée : Stéphanie d'Oustrac (encore à Glyndebourne 2022), ou Barbara Hannigan à la Philharmonie de Paris en 2019, qui a la géniale idée de chanter le rôle en dirigeant l'orchestre, face à un écran renvoyant en surplomb l'image de son visage et de son corps littéralement mis en scène par les soubresauts de la partition. ne pouvait manquer ce « concerto pour une voix ». Déjà gâtée par Py à Paris, qui parle d'elle comme de sa « petite sœur », la revoici remarquablement dirigée par Mitchell. Les deux femmes se connaissent bien pour avoir donné le jour à une Alcina mémorable à Aix-en-Provence en 2015. La Petibon fait un usage très personnel et souverain des silences, la chanteuse et la comédienne se consumant de concert entre chambre et salle de bain en arrière-plan, assumant crânement la féminité la plus quotidienne, comme changer un tampon d'une main en téléphonant de l'autre. On aurait été curieux de trouver dans le richissime programme de salle le texte de l'homme invisible que Mitchell, par souci de véracité dramatique, a tenu à écrire pour son interprète. Jouant à fond la carte de la sororité voulue par l'Opéra du Rhin, aussi libres que Prêtre et Duval dont la version discographique se démarquait çà et là des indications précises de Poulenc, Petibon, Mitchell et, dans la fosse, la remarquable cheffe française à la tête d'un Philharmonique de Strasbourg dense et précis, font de ce lamento de l'amour à sens unique un suspense étouffant.

La Voix humaine fut une confession de Cocteau avant d'en être une de Poulenc et les deux hommes auraient pu dire comme Flaubert : « Elle c'est moi. » Ce sont eux. Ce sont elles. C'est nous. Cette nouvelle Voix humaine, baignée du bleu mitchellien, n'ambitionne rien moins que de briser la malédiction de la défaite des femmes, mais plus généralement de tous les humains sous emprise. Et pour ce faire, dans un premier temps, un premier sésame : Balance ton por…table !

Crédits photographiques : © Klara Beck

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