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Reine de la Nuit depuis des années au Met de New-York, Kathryn Lewek est moins connue en Europe, où elle a tout de même pu être entendue récemment dans Lucia grâce à l'Opéra de Nice. Nous avons profité de cette occasion pour parler avec elle de sa tessiture trop méconnue aujourd'hui : celle de soprano dramatique colorature.
ResMusica : Vous venez de reprendre Lucia di Lammermoor à Nice. Pourquoi ce rôle vous attire-t-il ?
Kathryn Lewek : Je n'avais pas chanté Lucia depuis huit ans, à l'époque pour le Toledo Opera et d'autres maisons américaines. C'est à ce moment que j'ai débuté avec le rôle, grâce auquel j'ai rencontré mon mari, puisqu'il tenait celui d'Edgardo (repris au pied levé un soir à Nice !). Je devais y revenir en 2020 en Europe puis en Corée du Sud l'an dernier, mais tout a été compliqué avec les quarantaines et la situation sanitaire.
Lucia est un personnage fascinant pour moi, car elle représente ce que beaucoup de femmes ressentent encore aujourd'hui dans une société dominée par les hommes. C'est une jeune femme intelligente, sous le contrôle de plusieurs hommes autour d'elle, qui essayent de décider pour elle ce dont elle a besoin. Comme toute adolescente, les conséquences de ses actes ne sont pas encore très claires. Alors, nous voyons arriver cette sorte de rupture terrible, où quand quelqu'un est extrêmement protégé et n'a pas l'expérience du monde extérieur, apparaît une stimulation anormale du cerveau. Lucia doit donc se créer des émotions à partir d'une imagination débordante et dans le même temps, elle doit s'adapter très vite à une situation qu'elle ne peut complètement maîtriser, puisque beaucoup d'intérêts contradictoires s'y rencontrent. Elle lutte d'abord contre les éléments avec son intelligence, jusqu'à sombrer dans une folie qui ne lui tombe pas dessus par hasard, mais apparaît à cause d'éléments extérieurs.
Face à cette histoire, je suis passionnée par le fait de comprendre exactement ce qui a pu se passer, notamment chez la femme réelle dont le personnage est tiré, pour en arriver à cette chute. Il faut que la caractérisation soit la plus fidèle possible si l'on veut parvenir à rendre crédible la pièce d'après le roman de Walter Scott. Donc en plus de beaucoup me préparer vocalement, j'arrive toujours avec une certaine souplesse pour rester adaptable à la proposition du metteur en scène. À Nice, Stefano Vizioli est resté très classique, mais il est très expérimenté et présente des idées authentiques, ce qui lui procure également une grande connaissance des personnages bien qu'il m'ait beaucoup flatté en disant que je lui ouvrais les yeux sur certaines particularités du rôle.
RM : Vous avez débuté dans la musique classique en étant d'abord accompagnatrice au piano. Pour quels rôles et opéras vous êtes-vous déterminé à de devenir soprano ?
KL : La première fois que quelqu'un, il y a très longtemps, m'a dit que j'avais la voix d'une chanteuse, il s'agissait d'une professeure de chant. À l'époque, j'aimais beaucoup les comédies musicales américaines, et elle ne pensait pas que j'avais la voix d'une chanteuse d'opéra. De plus, comme les femmes de ma famille avaient des voix basses (ma grand-mère était contralto), je crois qu'elle a été influencée en insinuant que j'avais cette même tessiture, et comme elle était respectée en tant que professeure, elle a été écoutée.
Pourtant, pour une raison qu'on ignore et tout en ayant conservé une vraie qualité vocale au milieu de la voix, j'ai surtout une extension très importante qui me permet de monter très haut à l'aigu. Lorsque j'ai commencé à chanter, par exemple l'aria de Cherubino, j'ai trouvé cela vraiment amusant, bien plus même que de chanter du théâtre musical. Alors, j'ai compris que je pouvais porter avec ma voix non seulement l'amour que j'avais pour la scène, étant une vraie actrice et ayant pris des cours de théâtre et joué pour le cinéma depuis très jeune, mais aussi mon amour pour la musique classique, exploré depuis des années grâce à mes études de piano.
RM : Et vous êtes devenue la Reine de la nuit ?
KL : Et cela a été un long voyage ! Tout au long de mes études, j'étais perdue sans savoir vraiment où me placer vocalement. J'ai tenté beaucoup de voix différentes, pensant d'abord être un mezzo lyrique, voire comme dans ma famille avant moi un contralto. Puis on m'a soumis l'idée que j'étais en fait un soprano lyrique, ce qui m'a rappelé que lorsque j'étais encore jeune, quelqu'un avait pensé en m'entendant à une future soprano wagnérienne. J'ai chanté de nombreuses choses très différentes et à l'été 2009, Marilyn Horne m'a choisie à la Music Academy of the West, pour un rôle de mezzo qu'elle avait chanté tôt dans sa carrière : Mignon d'Ambroise Thomas.
J'ai donc appris ce rôle et alors que j'étais en train de m'échauffer dans une salle de répétition sur le campus de l'Académie, l'un des coachs vocaux s'est mis à parler à Marilyn Horne pour lui dire: « Vous savez que Katie a une extension extrême dans les aigus ? » Marilyn Horne m'a confrontée à ce sujet en me demandant pourquoi je ne lui en avais jamais parlé… Surprise, j'ai répondu que je ne pensais pas que cela était spécifique à ma voix, et que tout le monde avait des notes aiguës. Alors, elle m'a demandé de les chanter puis m'a précisé, vraiment impressionnée : « Non je t'assure, tout le monde n'a pas ça ! » À partir de cet instant, je me suis réellement rendu compte que j'avais quelque chose d'unique, et c'est avec son aide et avec celle de ma professeure de chant, Diana Soviero, avec laquelle je travaille depuis 2010, que j'ai compris vers quel répertoire je serais le plus à l'aise : celui de soprano dramatique colorature.
RM : C'est exactement ce à quoi on pense en entendant votre Lucia à Nice : vous avez des notes très aiguës, jusqu'au contre-sol dans la dernière octave, et une technique impressionnante, mais pas pour autant une voix légère. Cela fonctionne évidemment pour la Reine de la Nuit, mais après l'avoir tant chantée, vers quoi souhaitez-vous évoluer ?
KL : Aujourd'hui, je me sens « en mission » pour corriger les mentalités sur le répertoire, parce que beaucoup de gens, même parmi les directeurs de casting, ne savent pas que la tessiture qu'on appelle colorature dramatique est différente de la colorature lyrique. On m'a aussi récemment demandé dans une très grande maison si je voudrais chanter Mimi ; je peux évidemment tenir cette partition, mais je ne crois pas que cela soit fait pour moi !
Ce que je suis, c'est une vraie colorature dramatique : c'est ce qu'exige La Reine de la Nuit, c'est ce que demandent Constanza, Lucia, mais aussi Violetta (La Traviata) ou Ophélie (Hamlet). C'est ce qu'étaient Joan Sutherland, qu'on confond souvent avec Beverly Sills, qui était pour sa part une vraie colorature lyrique. Personnellement, je m'identifie beaucoup à Sutherland, parce qu'elle a toujours maintenu à son répertoire les rôles les plus légers qu'elle pouvait chanter. C'est pour cela que j'ai gardé le plus longtemps possible la Reine de la Nuit, mais maintenant, je veux chanter des rôles plus lourds, comme je l'ai fait avec Violetta l'an passé.
Pour Traviata, le rôle m'a été proposé six fois, mais les cinq premières, j'ai refusé, car je voulais être sûre d'être vraiment prête. À présent que c'est le cas, je m'attends à reprendre Violetta souvent, puis aussi Juliette et j'espère Marguerite (Faust), avant d'évoluer vers des coloratures plus sombres, notamment Lulu. On m'a aussi proposé Pamina, mais après avoir chanté plus de trois cent fois la Reine de la Nuit, je suis un peu fatiguée avec le matériau de La Flûte Enchantée.
RM : Vous nommez Juliette, Marguerite ou Ophélie, comment travaillez-vous sur les langues et notamment sur la prononciation française ?
KL : Pendant six ans, j'ai étudié la diction, mais aussi la grammaire, avec une connaissance assez approfondie de l'allemand, du français et de l'italien, car je suis perfectionniste dans tout ce que je fais. Cependant, je me sens vite dépassée lorsque j'essaie d'avoir des conversations dans ces langues, tout simplement parce que je me laisse prendre par les détails et crains de commettre des erreurs. Je reste donc au niveau de la compréhension, finalement assez profonde dans ce que nous appelons les traductions poétiques.
Cela implique que je passe beaucoup de temps à me plonger dans mes personnages, le texte n'en étant qu'une partie. Derrière cette traduction des mots, il y a une compréhension très profonde du sous-texte, de l'expérience antérieure et de l'origine du personnage, ainsi que de toutes les situations littéraires, pièces, romans, et du contexte historique. Je me plonge alors très profondément dans les sources pour pouvoir apporter le maximum à un nouveau rôle, avec un travail tout aussi précis sur la prononciation. C'est pour cela que chaque petit frisson de colorature que je mets dans Lucia est lié à quelque chose : il ne s'agit pas seulement d'ajouter un peu de fluidité vocale, mais véritablement d'apporter de l'impact à chaque instant au personnage.
RM : Vous avez également évoqué Lulu, donc le répertoire moderne du XXe, aimeriez-vous chanter à nouveau de l'opéra contemporain ?
KL : Tout à fait ! Mon premier enregistrement alors que j'étais encore à l'école était une chanson contemporaine. Mais pour moi, ce répertoire se divise en deux catégories. Il y a le style romantique moderne, qui cherche avec quelques touches actuelles à rester dans des propositions du passé. Et il y a l'autre type de musique, plus intéressant parce qu'à la première écoute, il est difficile pour beaucoup d'oreilles et plus complexe à comprendre. Pour ma part, j'ai découvert cette musique avec Le Marchand de Venise d'Andreï Tchaikowsky, compositeur survivant de l'Holocauste, mort en 1982. Lorsque nous avons créé cet opéra en première mondiale au festival de Bregenz en 2013, j'ai dû étudier cette partition sans pouvoir l'entendre et ai d'abord pensé que c'était impossible à écouter ! Puis après des mois de travail, j'y ai trouvé des moments incroyablement beaux, des harmoniques sublimes qui émergent de ce qui s'apparente d'abord à du chaos.
C'est là le véritable mystère et la fascination qu'exerce sur moi le fait de chanter de la musique moderne ou contemporaine. De même qu'à l'époque de Beethoven, les gens ont d'abord été choqué par sa musique, voire la trouvait horrible pour certains. Il faut aujourd'hui s'habituer aux partitions contemporaines que l'on découvre, parfois si belles et si puissantes avec l'expérience et le temps. En attendant de concrétiser de nouveaux projets sur la musique moderne, j'ai hâte de revenir à Nice où Bertrand Rossi me réinvite bientôt, et aussi de rentrer chez moi pour réaliser ma 50ème prestation au Metropolitan Opera au printemps !