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Héloïse Jocqueviel est Quadrille au sein du Ballet de l'Opéra de Paris. Elle danse jusqu'au 31 décembre dans Kontakthof de Pina Bausch, entré au répertoire de la compagnie parisienne le 2 décembre dernier. Elle se livre à l'occasion de ce travail sur son parcours, son avenir et la vie à l'Opéra, avec générosité et sans quitter cette énergie joyeuse qui l'habite sur scène.
ResMusica : Comment votre passion pour la danse a-t-elle débuté ?
Héloïse Jocqueviel : J'ai commencé la danse vers l'âge de quatre ou cinq ans à Paris, au début le mercredi, comme occupation. Il s'agissait d'une activité dans laquelle je ressentais de la reconnaissance, c'est du moins ce que je me dis avec du recul. Il s'agissait d'un moyen pour moi de m'exprimer. Au début, j'ai commencé par de l'expression corporelle, de l'éveil. On m'a dit que j'étais douée. Je suis entrée au conservatoire du 13ème arrondissement vers l'âge de six ans. J'ai rapidement été orientée vers les grandes écoles et j'ai décidé d'auditionner vers neuf ans à l'école de danse de l'Opéra, où je suis restée jusqu‘à mes dix-sept ans. Je participe cette année à ma neuvième saison dans le Ballet de l'Opéra de Paris.
RM : Comment envisagez-vous la suite ?
HJ : Par la force des choses, je travaille dans le groupe du contemporain à l'Opéra, ce groupe fonctionne sans hiérarchie mais nous sommes malgré tout soumis à un système hiérarchique induit par l'organisation de l'Opéra. Je ne souhaite pas passer de concours classique car ils ne me correspondent pas. Nous avons une grande responsabilité et nous ne sommes pas assez payés en comparaison avec ce qui se fait avec des responsabilités semblables en classique. Nous portons plusieurs années d'expérience et avons, finalement, peu de reconnaissance. J'ai diversifié mes activités, je suis allée à l'université pendant un an, en psychologie et j'ai été sensibilisée à la « danse thérapie » grâce à quelques formations. Je suis très intéressée par une autre compagnie dont le travail est plus axé vers la théâtralité. J'aime le travail de la voix, qui était déjà présent dans Cri de coeur avec Alan Lucien Øyen. Ce spectacle a été assez critiqué, mais beaucoup de gens ont adoré la pièce, l'ont trouvée intéressante.
Quoiqu'il en soit, je ne veux plus être seulement interprète. Dans cette optique j'ai aussi suivi une formation en production et en régie. J'ai une formation classique de danseuse interprète mais j'ai besoin de savoir comment fonctionne le plateau. J'ai vraiment le désir de créer. J'ai aussi passé mon Diplôme d'État de professeur l'année dernière et je donne des cours et ateliers depuis avec des danseurs et danseuses non professionnels. Je pense que tout cela va dans le sens de créer, de me diversifier, de transmettre et partager autrement. Cela fait dix-sept ans que je suis à l'Opéra. L'avenir me fait peur, mais cela fait quelques années que je le prépare. J'ai très hâte, je suis très sûre de moi, du moins de mes choix d'avenir. Pina et le rôle que j'ai dans Kontakthof font le lien avec ce que je veux vivre maintenant. Cette figure qui s'affranchit de plein de contraintes, qui pleure et qui hurle, cela demande de prendre de la place et ce n'est pas évident, mais cela me motive.
« Dans le contemporain, on te donne la chance d'exister : je me sens un humain en face d'un autre humain. »
RM : En avez-vous assez d'une certaine hiérarchie ? Du système des auditions ?
HJ : Je n'envisage pas pour le moment de travailler de manière fixe, constante avec d'autres compagnies. Le système des auditions à l'Opéra permet de se présenter face à des chorégraphes tels que nous sommes et ce, quel que soit le grade. Cela représente la chance de ne pas être étiquetée par un grade mais de montrer ce que nous sommes prêt à apprendre et donner. Cependant, le système des concours définit une hiérarchie basée sur des critères de danse classique que je ne pratique plus dans mes saisons. Dans les productions classiques, il n'y a pas de réelle rencontre avec un chorégraphe : on te dit tu danses ça et tu n'as rien à dire. Alors que dans le contemporain, on te donne la chance d'exister : je me sens un humain en face d'un autre humain. À force de se plier en deux, de rouler par terre plusieurs fois dans la saison, cela devient impossible de ne faire que le cours de danse le matin pour assumer des créations contemporaines. J'ai fait le choix d'être la plus compétente possible dans ce dans quoi j'étais programmée. J'ai cette envie de faire le mieux possible. Il faut être honnête avec soi-même, les rôles classiques ne m'intéressent pas. J'ai des collègues qui voudraient faire du classique mais qui font du contemporain par défaut. C'est un système difficile qui génère beaucoup de discussions en interne.
RM : Vous parliez du travail avec Alan Lucien Øyen, comment l'a vécu la troupe ?
HJ : Devant les critiques, la troupe a été très soudée. Il y avait un grand effectif sur le spectacle, trente ou quarante danseurs, comme avec Pina. Le processus de travail était assez différent de celui que nous pratiquons d'habitude : nous travaillions par groupe, mais l'ensemble de la distribution voulait soutenir la pièce. J'ai pu, pour la première fois de ma vie, créer le matériel chorégraphique autour de la dramaturgie du spectacle, c'était la première fois que je créais quelque chose pour l'Opéra.
RM : Comment s'est passé le travail avec Hofesh Shechter et avec Sharon Eyal ? Ils ont tous les deux des problématiques assez similaires d'un point de vue dramaturgique, mais le vocabulaire et la grammaire du geste est très différente. Comment passer de l'un à l'autre ?
HJ : Il s'agit d'un vrai sujet pour la compagnie, qui ne se retrouve pas dans un travail sur la Belle au bois dormant ou Giselle par exemple. Sharon Eyal demande d'aller vers la hauteur. Hofesh Shechter, à l'inverse, travaille au sol. C'est musculairement très différent. Avec ces créateurs, j'ai eu de grosses courbatures ! C'était très physique. Dans la danse contemporaine, on recommence à zéro à chaque fois. J'arrive sur une création et je dois tout mettre de côté et réapprendre, me placer dans un univers nouveau et travailler une nouvelle technique. Au niveau de l'ego, ce n'est pas évident. C'est un vrai travail qui n'est pas du tout facile. Le travail avec Alan Lucien Øyen et sur Kontakthof a été plus fluide sur le plan physique. Et il a permis d'amener à la compagnie quelque chose de plus théâtral.
RM : Comment s'est déroulé le travail sur Kontakthof ?
HJ : Il y a eu une multitude d'auditions. Les deux tiers de la compagnie ont été auditionné, toutes hiérarchies confondues. Il y a deux mois, il y a eu des tests sur des petites interventions, autour d'aptitude de jeu, de personnalités. J'avais des résistances sur certaines parties : il y avait quelque chose de très mignon dans ce que je devais jouer, c'était un vrai sujet pour moi. J'ai quitté le registre classique par choix il y a quelques années et jouer ce personnage apparemment très poli n'était pas une évidence du tout. Je m'étais, de fait, éloignée du rôle de la petite mignonne, avec les petits anges et les nœuds dans les cheveux. Ça a été très dur de revenir à un rôle comme celui-ci tout en sachant que ce personnage n'était, en définitive, absolument pas sage !
RM : Comment s'est passée la transmission de la pièce ?
HJ : Jo Ann Endicott a été présente tout le long de la transmission, elle a créé le rôle en 1978. Julie Shanahan été là trois semaines et elles ont travaillé ensemble. Il y a depuis la création des différences de versions dans les reprises. Avec nous, cela a donné lieu à des discussions. Pour moi, je voyais l'image de Julie que j'avais vue dans le rôle sur vidéo, j'entendais sa voix, c'était difficile de trouver la mienne. C'est venu plus tard. Au début, mon personnage porte une petite robe et des talons aiguilles, dans cet apparent stéréotype ce n'est pas évident de faire sa place. Et il faut essayer de comprendre ce que Pina voulait dire : il y a de fait dans la pièce des rapports à la violence qui sont très actuels. Il y a dans le spectacle des agressions physiques : à la place où je suis je dis stop à ces agressions, avec ma voix, de manière très concrète, alors que mon binôme est muet. Moi je pouvais dire « stop » mais se pose alors la question de savoir comment le dire ? Violemment ? Avec douceur ou avec ironie ?
RM : Quelles sont vos références artistiques ? Celles qui vous portent dans votre travail d'interprète ?
HJ : Ces deux dernières années, je me suis concentrée sur des artistes femmes. J'avais besoin d'aller chercher là-dedans, de trouver une sensation d'empowerment à travers cela, d'appartenance. Je suis très sensible et je me sens concernée par le travail de Pina Bausch et ses œuvres en général. J'ai commencé un travail autour de Camille Claudel, que je veux continuer. Je lis Audre Lord, une militante féministe américaine. J'ai lu une de ses œuvres, Sisters outsiders, qui comprend entre autres La poésie n'est pas un luxe, un texte que j'aime énormément. Pendant un an je n'ai lu que des écrits de femmes, depuis quelques mois je suis revenue vers les hommes. Toute mon éducation littéraire a été faite à base de littérature masculine alors que tant d'artistes femmes ont existé ! Ces lectures m'ont donné beaucoup de courage pour sortir de certains carcans. Savoir qu'il y a eu des femmes qui ont fait cela est très libérateur ! Le féminisme m'a permis d'oser. Dans le travail sur Pina Bausch, je retrouve ces thématiques : se permettre, voir que d'autres se sont permis. Cela aide. De la même manière, travailler avec Sharon Eyal, la voir dans le processus créatif, a été très puissant.
RM : Comment cela s'est-il passé ?
HJ : Il s'agissait surtout d'un travail très physique, sur les sensations, comme si on ouvrait les vannes. Comme si nous n'utilisions que dix pour cent de nos capacités et qu'il fallait aller beaucoup plus loin ! Nous étions tout le temps sur demi-pointe : il y a dans ce travail un rapport à la hauteur très présent. Pour cela il fallait chercher, apprendre et créer soi-même la façon de trouver de la hauteur, comprendre d'où viennent les forces et les contre-forces. Sharon Eyal nous a demandé d'imaginer que nous saisissions du métal : elle l'a fait elle-même et elle le rendait incroyablement concret, avec beaucoup de force. Je trouve qu'il y a une dimension magique à cela.
« Alors que dans ma formation classique on me demandait d'aller de la sensation au mouvement et de me souvenir de cette sensation pour la reproduire, je préfère me dire qu'une interprétation ne sera jamais la même chose. »
RM : Comment savez-vous que vous habitez un mouvement ?
HJ : Je le sens dans ce moment où je suis le plus proche de mes sensations, comme si je devenais un être ultra-sensible. C'est arrivé principalement dans les cours ou dans les séances lorsque j'étais seule, en improvisation notamment. Alors que dans ma formation classique on me demandait d'aller de la sensation au mouvement et de me souvenir de cette sensation pour la reproduire, je préfère me dire qu'une interprétation ne sera jamais la même chose. J'aime pour ma part acquérir une certaine lucidité, une sensation de ce qui se passe. Lorsque j'atteins cela il y a une grande logique. Il s'agit de porter un vrai regard à l'intérieur : où est-ce que je mets le regard ? Pendant des années je me suis regardée faire, j'étais mon pire inquisiteur. Dans le travail avec Sharon, j'avais le pouvoir de sentir le mouvement et se posait la question de comment je créais et régénérais constamment une tension musculaire. La question avec Sharon c'est : comment cela nait et à partir de quoi ?
RM : Comment se passent les entraînements à l'Opéra ?
HJ : Quand Ohad Naharin est venu, nous avons travaillé sa méthode appelée « Gaga » et c'était très intéressant. Aujourd'hui, physiquement, le travail est plus important dans le contemporain. À l'Opéra, nous sommes entre dix et quinze à travailler quasiment exclusivement le répertoire contemporain. Nous nous sommes beaucoup exercés avec les cours de Gaga dispensés par Ohad mais aussi Sharon et Hofesh. Ce sont plus précisément leurs assistants et les danseurs et les danseuses de leur compagnie qui nous ont dispensé le plus souvent ces cours. Cela a permis beaucoup de rencontres. Nous avons par la suite créé nos propres entrainements. Il y a eu une période où il y avait des cours de Gaga le matin puis Decadance, notre création entrée au répertoire avec Ohad Naharin, l'après-midi. C'était super !
RM : Quelles musiques vous inspirent ?
HJ : C'est cliché mais j'aime de tout, cela dépend de mon état. Au studio c'est pareil, ça peut aller de Barbara à de la techno.
RM : Vous avez évoqué un travail à venir autour de Camille Claudel. Avez-vous d'autres envies ?
HJ : J'ai envie, pour une fois, de laisser les choses venir, de réagir au fur et à mesure des projets, avoir plus de liberté. À partir de mes neuf ans et pendant des années j'ai suivi des objectifs qui ont pu cloisonner ma trajectoire artistique pour me rendre compte ensuite que ces objectifs n'étaient pas personnels. Ce déterminisme ne me convient plus. Pour l'instant, je passe encore beaucoup de temps à travailler à l'Opéra. J'aimerais continuer à collaborer avec le groupe 3e étage qui mêle danse et théâtre. C'est une perspective qui me plaît et qui est assez importante pour moi : travailler cette notion de trame, de personnages. Cette compagnie a été créée par Samuel Murez, qui en est le directeur artistique. Plusieurs danseurs de l'Opéra y travaillent.
« Pina a réussi à briser le quatrième mur, je le ressens tout au long de la pièce et d'autant plus quand j'entends le public. Si l'on peut penser que telle œuvre « n'a rien à faire à l'Opéra », moi je suis contente que ça dérange, que ça amène du changement. »
RM : Comment vivez-vous le faste lié à l'Opéra ?
HJ : Ma station de métro est derrière l'opéra et mon expérience de l'Opéra, ce n'est pas du tout le doré ! Ce sont les studios, les loges, la cafète. Il y a du plaisir à bousculer les codes, ce faste justement. C'est plaisant d'être dans des pièces qui font « polémique » ou d'entendre réagir le public habituel de l'Opéra. Ma première expérience de ce genre de réaction a été sur The Art of not looking back. Cri de Cœur aussi faisait réagir et maintenant Kontakthof ! Ça peut être difficile mais j'aime aussi entendre le public, qu'il s'exprime, qu'il fasse des bruits de canards comme ça a été le cas il y a quelques jours lors d'une représentation de Kontakthof. Pina a réussi à briser le quatrième mur, je le ressens tout au long de la pièce et d'autant plus quand j'entends le public. Si l'on peut penser que telle œuvre « n'a rien à faire à l'Opéra », moi je suis contente que ça dérange, que ça amène du changement. Et encore, concernant Kontakthof, c'est une pièce qui a tout de même déjà quarante-quatre ans et dont on ne peut plus dire que la chorégraphe n'a pas de talent !
« Je n'ai dansé pendant des années que des œuvres créées par des hommes, sur des musiques composées par des hommes. Aujourd'hui le modèle masculin unique est fini. »
RM : Quel chorégraphe vous a le plus séduit ?
HJ : Pina Bausch dont j'ai eu la chance de reprendre le Sacre, Orphée et Eurydice et Kontakthof, et Sharon Eyal. En mars, je danserai avec Bobbi Jene Smith qui vient de la Batsheva. Ce sera une pièce plus physique, avec un travail qui se situera dans le prolongement de mon travail de ces derniers mois. Assister à la création de femmes chorégraphes aujourd'hui est très excitant. Pendant longtemps il n'y avait que Carolyn Carlson ou Trisha Brown : rencontrer une femme chorégraphe était rare. Je n'ai dansé pendant des années que des œuvres créées par des hommes, sur des musiques composées par des hommes. Aujourd'hui le modèle masculin unique est fini. Sur Kontakthof ces questionnements sont très présents : comment parle-t-on de ces rapports-là ? D'ailleurs les répétitrices de la fondation de Pina Bausch sont conscientes de la nécessité de faire évoluer la pièce. Dans cette salle de bal il y a des jeux de pouvoir. Nous avons eu des échanges avec Breanna O'Mara et, pour la première fois un tableau, « Tenderness », s'est joué avec deux femmes ensemble. De même, la chanson qui est chantée a capella comportait une phrase raciste et a été enlevée pour la première fois. Enfin, dans les histoires d'amour que l'on raconte, et qui sont nos propres histoires, il y a des histoires homosexuelles. Kontakthof est une pièce qui reste dans un modèle binaire sur ces sujets relationnels mais les personnes qui la transmette aujourd'hui sont ouvertes à en discuter avec nous, les interprètes de 2022. Les rôles féminins sont très forts, celui que j'interprète n'est pas lisse : je hurle, je me permets plein de choses. Tous les soirs avant d'aller sur scène je me dis : « permets-toi ! ». Le personnage dans la pièce ose des bruits d'orgasmes, pleure en regardant les autres, se fait du mal : j'ai essayé de m'accaparer cette figure-là. Il y a beaucoup d'informations dans la pièce, quand j'ai pu me détacher de mon rôle, j'ai commencé à voir les interactions, j'ai pu agir avec le groupe. En somme comprendre la mécanique de la pièce et elle est brillante !