Un dernier week-end au Festival Musiq’3 Brabant-Wallon : la Voix dans tous ses états
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Festival Musiq’3 /Brabant Wallon. Week-end de clôture.
7-X-2022. Genappe, Salle Le Monty. Darius Milhaud (1892-1974) : trios chansons de négresse opus 148b; sonatine pour flûte et piano: extrait I.tendre. Maurice Ravel (1875-1937) : sonate pour violon et violoncelle extrait III. lent; Deux mélodies hébraïques; Chansons madécasses. Frank Martin (1890-1974) : trio à clavier « sur des mélodies populaires irlandaises »; Claude Debussy (1862-1918) : Minstrels, extrait du premier livre de préludes; Lili Boulanger (1893-1918) : D’un soir triste, version pour trio à clavier; Vincent Scotto (1874-1952) : J’ai deux amours, chanson sur un texte de Geo Koger et Henri Varna. Sarah Laulan, alto; Laure Stehlin, flûte, Trio Khnopff : Elodie Vignon, piano, Sadie Fields, violon, Romain Dhainaut, violoncelle
8-X-2022. Jodoigne. Église Saint-Médard. « Hypnos ». Œuvres de John Taverner (1944-2013), Pierre de Manchicourt 1510-1564), Olivier Greif (1950-2000), Heinrich Isaac (1450-1517), Ludwig Senfl (1486-1543), Giacinto Scelsi (1905-1988), Marcel Pérès (né en 1956), Pedro de Escobar (ca 1465-1554), Arvo Part (né en 1935), Marbrianus de Orto ( ca1460-1529); Antoine de Fiévin (ca1470-1511); Kyrie de natali en chant vieux- romain du XIème siècle; Tecum prinicpium, en chant ambrosien de l’église de Milan (XIIIème siècle). La Compagnie La Tempête, Simon-Pierre Bestion, arrangements, conception, mise en espace et direction
9-XI-2022. Thorembais-les-Béguines. Ferme de la petite Cense, grange. Attribué à Henri de Bailly (ca 1580-1637) : Yo soy la locura, Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Se l’Aura spira; Barbara Strozzi (1619-1677) : Che si puo fare; Karim Baggili (né en 1976) : Winter’s heart, Another Life; Claudio Monteverdi (1567-1643) : extrait du Lamento de la Ninfa, du Livre VIII des Madrigaux; Mamadou Dramé : Excision, Kouma; Henry Purcell (1959-1695) : Strike the Viol, extrait de l’ode pour l’anniversaire de la reine Mary » Come ye sons of arts » Z.323. Céline Scheen, soprano ; Karim Baggili, guitare et oud; Mamadou Dramé,, chant et kora, avec la participation de Renaud Crols, violon
Pour ce dernier week-end en Brabant- Wallon du Festival de Wallonie 2022, coorganisé avec Musiq3, la programmation est centrée sur la voix humaine « dans tous ses états », toujours autour de la vagabonde thématique transversale : la Folie.
A Genappe, les années parisiennes folles et rugissantes autour de la pianiste Elodie Vignon.
En un accueillant tiers-lieu – la salle polyvalente du Monty, sorte de Bœuf sur le Toit provincial d'un soir, dans le village de Genappe, sis à proximité immédiate du champ de bataille de Waterloo – la pianiste franco-belge Élodie Vignon, très remarquée pour ses trois premiers récitals discographiques (dont un album consacré à la sonate de Dutilleux couplée avec Surgir de Claude Ledoux, Clef ResMusica) choisit, pour sa carte blanche et en compagnie de fidèles amis, une évocation parisienne des années 20, folles, turbulentes, rugissantes, sorte de parenthèse mi-euphorique mi-angoissée entre l'Apocalypse de la Grande Guerre et le Krach boursier de 1929. Elle y apparaît, non seulement brièvement comme soliste, pour les prémonitoires Minstrels, extrait du premier livre des Préludes (1910) de Debussy, détaillé avec un chic gourmand et un humoristique sens des contrastes, mais surtout comme chambriste au sein de « son » trio à clavier Khnopff (en compagnie de la violoniste Sally Fields et du violoncelliste Romain Dhainaut) et comme accompagnatrice, tantôt de la superbe et versatile cantatrice Sarah Laulan, alto à la très large tessiture, tantôt de la raffinée et diserte flûtiste Laure Stehlin.
Ce programme patchwork transporte l'auditeur du spleen sublimé d'une Lili Boulanger (D'un soir triste dans sa version pour trio à clavier donné ce soir avec une noirceur confite en sa désespérance) à la verve désopilante d'une version revue et corrigée du « j'ai deux amours » de Vincent Scotto (immortalisé par Joséphine Baker) ou en bis, par toute la « troupe », du Tango stupéfiant croqué autrefois par Marie Dubas. La clé de voûte de ce concert est le redoutable (et un rien longuet) Trio à clavier (1925) de Frank Martin, alors transfuge parisien en quête d'identité stylistique ; basée sur des mélodies irlandaise, la partition résulte d'une commande d'un mécène américain. Elle est donnée avec un enthousiasme ravageur par les Khnopff, lesquels soulignent à l'envi les chocs mélodiques évoquant de loin celles cultivées à la même époque outre-Atlantique par un Charles Ives ou les rencontres harmoniques ou polytonales improbables fréquentes alors chez un Darius Milhaud. Lequel Milhaud est évoqué à la fois, dans une interprétation mirifique de sérénité, par le Tendre, mouvement liminaire de sa belle sonatine pour flûte et piano sous le souffle diamantin de Laure Stehlin et par ses Trois chansons de négresse sur les textes – au second degré – violemment antiècolonialistes de Jules Supervielle auxquelles Sarah Laulan (qui vient de les graver en un passionnant récital avec la complicité d'Elodie Vignon- chez Cyprès) apporte une inénarrable truculence, avec ce sens du théâtre dans la voix, et ces mutations timbriques aussi soudaines qu'inattendues, évoquant rien moins que le souvenir d'une Cathy Berberian.
Mais c'est incontestablement dans le versant ravélien du concert que les artistes font montre de tout leur talent, que ce soit les deux cordes, d'une précision d'épure, réunies dans l'ascétique (et hélas, seul retenu) mouvement lent de la sonate pour violon et violoncelle, ou de nouveau une soudainement très sérieuse Sarah Laulan intemporelle au fil des deux mélodies hébraïques ou plus encore impliquée au fil des rares mais essentielles Chansons Madécasses, sur les textes d'Evariste de Parny : elle y passe sans encombre de l'érotisme acidulé et vénéneux de Nahandove ou d' Il est doux aux violentes imprécations de prudence méfiante au fil d'un terrifiant Aoua, avec un art consommé de la prosodie et de la diction. La réplique de ses trois partenaires – flûte, violoncelle, piano – est idéale de poésie sonore, souvent très délicate dans ses contours, mais aussi drue et crue quand il le faut
A Jodoigne, la Compagnie la Tempête dans une version tridimensionnelle de leur projet Hymnos.
On le sait, Simon-Pierre Bestion et sa Compagnie la Tempête, cherchent à unifier plutôt que confronter les répertoires de différentes époques historiques (y compris celui issu de notre monde contemporain) au gré de programmes certes discutables pour les oreilles les plus frileuses mais passionnants pour les mélomanes curieux. Ces programmes prennent toute leur dimension musicale, spatiale, architectonique en un lieu et un temps donné, au moment du concert. C'est le cas ce soir, par le biais de ce « voyage » spirituel et temporel, « Hymnos » mis en espace dans le cadre nocturne et obscur de la sublime église Saint-Médard de Jodoigne, datant du XIIIᵉ siècle et classé au patrimoine exceptionnel de Wallonie. Le projet par ce déploiement acquiert – eu égard au disque équivalent publié voici quelques mois chez Alpha – une dimension rituelle quasi chamanique. Hymnos, c'est évidemment dans la mythologie grecque, le dieu du Sommeil né de Nyx la déesse de la Nuit, et aussi le frère jumeau de Thanatos le dieu de la Mort et du repos éternel. C'est sous le prisme à la fois d'une antiquité légendaire revisitée et de l'héritage millénaire judéo-chrétien par le truchement de l'introït du Requiem ou de l'ordinaire de la messe diversement tropé que se place ce concert inclassable.
Les diverses plages du CD sont ainsi réordonnées pour donner l'illusion d'un plus grand continuum textuel, circonstanciel et sonore, depuis le Song for Athene augural de notre quasi-contemporain John Taverner jusqu'au Libera me final, renaissant, signé Antoine de Fièvin. En résulte, outre un moment musical planant pour les humbles mortels, un office des Morts intemporel et transcendant, au gré des processions, communions et autres regroupements depuis le narthex jusqu'aux stalles du chœur, s'immobilisant au milieu du public sous les croisées de la nef, principal lieu de convergence ambulatoire et sonore du petit chœur disposé en cercle, juste éclairé de blafards néons.
L'introït de l'office des Morts « Requiem » sera repris par trois fois, dans des options différentes, depuis la version limpide –mais ici très ornementée du renaissant Pierre de Manchicourt – jusqu'à la vision rauque et vibratoire, diaprée de micro-intervalles, extraite des Tre pezzi sacri de Giacinto Scelsi en passant par la lecture néo-modale terriblement angoissée d'Olivier Greif. Plus surprenant et osé encore apparaît le rapprochement temporel des tintinabuli du Da pacem domine d'Arvo Pärt, incontestable réussite expressive du maître estonien – non repris sur le CD – avec les antiques chants ambrosisens ou vieux-romains, très vibrés par le truchement d'attaques gutturales, à la manière des polyphonies traditionnelles corses et placés dans le sillage des recherches de Marcel Pérès consacrées à ces répertoires… Lequel Marcel Pérès est directement convoqué pour le Gloria néo-médiéval de sa missa ex tempore. C'est la ferveur de l'ensemble qui imprime à ce spectacle, véritable rituel de passage, sa dimension musicale quasi intemporelle : on plane avec ces voix de soprani angéliques et colorées, on tremble au défilé de ces voix de basses (très) graves faisant bourdon.
Plus encore, au sein d'une polyphonie parfois touffue (Senfl et Isaac) le chœur est par bribes accompagné du cornet à bouquin mordoré d'Adrien Mabire (doublant le cantus firmus ou ornementant la trame polyphonique). Les incises conjuguées de la clarinette basse, idéalement réalisées par le jazzman et spécialiste es musiques improvisées Matteo Pastorino, ne sont pas sans évoquer dans un contexte similaire mais non semblable, la rencontre prodigieuse jadis entre Jan Garbarek et l'Hilliard ensemble. Ce programme-choc est longuement acclamé par un public fervent aussi attentif que conquis. En bis, pour nous livrer à la Lumière Eternelle après cette longue heure passée dans les quasi Ténèbres, le Libera me de la missa pro defunctis de Juan de Anchieta sert d'exutoire à ce long moment d'extase quasi funèbre, entre pure méditation et légère mais savante hypnose !
Pour conclure, le surprenant projet multi culturel Kora baroque de Céline Scheen.
On ne présente plus la soprano belge Céline Scheen, spécialisée dans le répertoire baroque, et invitée quasi permanente par des ensembles aussi prestigieux que les Talents Lyriques de Christophe Rousset, le Banquet Céleste de Damien Guillon, ou l'Arpeggiata de Christina Pluhar. Superbement timbrée, solaire par sa probité incantatoire, d'une grande aisance dans l'ornementation sur toute son étendue, la voix de Céline Scheen se prête aussi par essence aux confrontations des styles et des cultures. Guidée à la fois par l'intelligence du cœur et par la probité artistique, la soprano a mené sur les fonds baptismaux ce projet issu d'une rencontre a priori improbable entre elle-même, le guitariste et oudiste belge d'origine yougoslavo-syrienne Karim Baggili, et le musicien-chanteur-griot Mamadou Dramé, installé de longue date en Belgique, mais de racines sénégalaises : la rencontre à trois se situe quelque part entre musique du monde, improvisations folk ou jazzy et chant baroque.
Comme Céline Scheen le raconte au fil de ses courtes interventions ponctuant le concert, le « fluide » est rapidement passé entre les trois artistes dès les premières répétitions, même s'il a fallu pour elle d'avantage s'affranchir encore de la partition au vu de la pratique habituelle de ses partenaires, axée plutôt sur l'improvisation ou la tradition orale. A vrai dire, la structure strophique des chants et/ou leur ossature axée sur la basse obstinée (tels le célèbre yo soy la locura attribué à Henri de Bailly ou le Lamento della ninfa de Claudio Monteverdi ) s'accommode fort bien de rythmes plus chaloupés et de digressions instrumentales aventureuses.
Mais il est étonnant de voir ainsi défendu deux chansons très douces-amères et énamourées de Karim Baggili ( Winter's heart et Another Life) composées ou arrangées pour l'occasion, tendre la main par delà les siècles à un lute song de John Dowland (Come away) ou répondre aux sublimes arie incantatoires retenues, qu'elles soient signées Girolamo Frescobaldi ou Barbara Strozzi : le Che si puo fare, que nous entendions voici quelques mois par Mariana Flores et Leonardo García Alarcón, résonne ce soir de manière certes plus hétérodoxe mais pour le moins étrangement convaincante.
Les compositions aux textes très engagés de Mamadou Dramé surprennent d'avantage par leur impact direct voire leur côté « manifeste » (Excision) : la voix corsée et très caractéristique du griot-musicien sénégalais, rappelle celles de Youssou n'Dour ou Femi Kuti, et s'accorde à merveille, presque contre toute attente, avec celle de la soprano belge. Mais le musicien retient peut-être encore d'avantage l'attention par ses interventions judicieuses à la Kora, instrument à cordes inclassable, tenant de notre point de vue organologique européen, à la fois du luth et de la harpe.
Les trois artistes sont rejoints enfin de concert pour un final surprenant (Strike the viol de Purcell) et pour un bis endiablé par le violoniste jazzy Renaud Crols, donnant une surprenante et soudaine touche « grappellienne » aux envolées lyriques de l'Orpheus Britannicus. Bref, voici pour conclure ce week-end un concert à la fois déroutant mais pleinement convaincant, tant sur le plan de la rencontre humaine que du résultat musical inattendu mais réjouissant.
Crédits photographiques : Sarah Laulan © Mireiile Roobaert ; Trio Khnoptt © Lara Herbinia ; Laure Stehlin © DR ; Compagnie La tempête © Hubert Cakldagues ; Céline Scheen, Karim Baggili Mamadou Dramé © Dahrzeidane
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Festival Musiq’3 /Brabant Wallon. Week-end de clôture.
7-X-2022. Genappe, Salle Le Monty. Darius Milhaud (1892-1974) : trios chansons de négresse opus 148b; sonatine pour flûte et piano: extrait I.tendre. Maurice Ravel (1875-1937) : sonate pour violon et violoncelle extrait III. lent; Deux mélodies hébraïques; Chansons madécasses. Frank Martin (1890-1974) : trio à clavier « sur des mélodies populaires irlandaises »; Claude Debussy (1862-1918) : Minstrels, extrait du premier livre de préludes; Lili Boulanger (1893-1918) : D’un soir triste, version pour trio à clavier; Vincent Scotto (1874-1952) : J’ai deux amours, chanson sur un texte de Geo Koger et Henri Varna. Sarah Laulan, alto; Laure Stehlin, flûte, Trio Khnopff : Elodie Vignon, piano, Sadie Fields, violon, Romain Dhainaut, violoncelle
8-X-2022. Jodoigne. Église Saint-Médard. « Hypnos ». Œuvres de John Taverner (1944-2013), Pierre de Manchicourt 1510-1564), Olivier Greif (1950-2000), Heinrich Isaac (1450-1517), Ludwig Senfl (1486-1543), Giacinto Scelsi (1905-1988), Marcel Pérès (né en 1956), Pedro de Escobar (ca 1465-1554), Arvo Part (né en 1935), Marbrianus de Orto ( ca1460-1529); Antoine de Fiévin (ca1470-1511); Kyrie de natali en chant vieux- romain du XIème siècle; Tecum prinicpium, en chant ambrosien de l’église de Milan (XIIIème siècle). La Compagnie La Tempête, Simon-Pierre Bestion, arrangements, conception, mise en espace et direction
9-XI-2022. Thorembais-les-Béguines. Ferme de la petite Cense, grange. Attribué à Henri de Bailly (ca 1580-1637) : Yo soy la locura, Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Se l’Aura spira; Barbara Strozzi (1619-1677) : Che si puo fare; Karim Baggili (né en 1976) : Winter’s heart, Another Life; Claudio Monteverdi (1567-1643) : extrait du Lamento de la Ninfa, du Livre VIII des Madrigaux; Mamadou Dramé : Excision, Kouma; Henry Purcell (1959-1695) : Strike the Viol, extrait de l’ode pour l’anniversaire de la reine Mary » Come ye sons of arts » Z.323. Céline Scheen, soprano ; Karim Baggili, guitare et oud; Mamadou Dramé,, chant et kora, avec la participation de Renaud Crols, violon