Stravinsky par Lionel Esparza, une biographie pour notre époque

A la question « Une nouvelle biographie de Stravinsky, pourquoi? », Lionel Esparza apporte une réponse claire : parce que les transformations sociétales à l’œuvre depuis une dizaine d’années nous permettent de mieux comprendre l’apport de ce compositeur.

Par le graphisme acidulé et rétro de sa couverture, son surtitre « En avant la musique ! » et son titre minimaliste Stravinsky, par son parti-pris éditorial aussi (aucune illustration, deux-cents pages de texte soit bien moins que les grandes biographies de Fayard qui visent à établir une somme, mais bien plus que ce qu’on pourra jamais avoir le courage de lire sur Wikipédia), cette première biographie de Lionel Esparza a tout d’un concept déclinable en collection. Mais cela ne semble pas être (encore) le cas.

Alors, quel est le public de ce livre ? Lionel Esparza est bien connu comme producteur d’émissions de France Musique depuis plus de vingt ans, la plus récente étant Relax, un titre qui résume bien le style badin et la volonté de décomplexer tout le monde du présentateur-auteur. A dire vrai, (Faussement) Relax, serait un titre plus juste encore, et cette biographie l’illustre parfaitement.

On trouve dans ce livre les deux éléments essentiels de ce que le mélomane commun (mot à prendre ici dans son acception noble de celui qui fait partie d’une communauté) attend d’une biographie : une narration instructive et une lecture plaisante, émaillée de remarques piquantes, pleines d’affection mais sans complaisance pour le compositeur. Ni hagiographie ni brûlot, l’écriture est fine, la structure des chapitres touche au poétique, et beaucoup est dit sur un ton dont la légèreté n’est qu’apparente.

Et pourtant l’essentiel n’est pas là. L’essentiel se trouve dans le prologue et l’épilogue, à l’écriture ciselée et où Lionel Esparza transmet – sans dogmatisme ni solennité, trop vulgaires pour lui – ce en quoi Stravinsky nous parle aujourd’hui en 2022. L’actualité pour nos contemporains de l’homme-compositeur Stravinsky n’est pas tant à chercher dans ses œuvres prises individuellement ni dans les épisodes mouvementés de sa vie, que dans ce qui a peut-être le plus étonné et déconcerté à son époque et depuis lors : sa capacité à échapper aux cadres fixés par les autres, à adopter des identités successives (on pense évidemment à ses trois périodes stylistiques moderne, néoclassique et sérielle, mais ce n’est qu’un exemple), à mener sa vie librement, de manière non conventionnelle.

Alors que les jeunes générations refusent de plus en plus nettement le cadre hérité des générations précédentes, de la sexualité à l’environnement en passant par le travail (recherche de sens et d’équilibre personnel), Stravinsky peut représenter pour elles peut-être un modèle, en tout cas un point de référence. Le voilà l’apport de la biographie d’Esparza, et pour le coup c’est très sérieux : notre époque change, notre regard change, et l’étrangeté apparente de Stravinsky va enfin prendre sens pour nous, comme jamais jusqu’à présent.