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Arnold Schoenberg – Les Gurrelieder, ou l’apothéose du Post-Romantisme

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Arnold Schoenberg : Gurrelieder. Karita Mattila (Tove) ~ Thomas Moser (Waldemar) ~ Anne Sofie von Otter (Waldtaube) ~ Philip Langridge (Klaus-Narr) ~ Thomas Quasthoff (Bauer, Sprecher). Rundfunkchor Berlin ~ MDR Rundfunkchor, Leipzig ~ Ernst Senff Chor Berlin ~ Simon Hasley (Chef des chœurs). Orchestre philharmonique de Berlin, Sir Simon Rattle (direction). 2 CD EMI 5 57303 2, 2002 ; notice et texte en français, présentation soignée

 

Arnold Schœnberg - Les Gurrelieder, ou l'apothéose du Post-RomantismeCette partition démesurée, tonale, utilisant toutes les ressources de la gamme chromatique, comblera les amateurs du gigantisme orchestral, aux couleurs lyriques post-wagnériennes, aux houles écumantes ; ainsi que ceux que le nom de Shœnberg rebutent encore, le réduisant trop souvent au fondateur de la technique sérielle.

Outre La Nuit Transfigurée d'inspiration brahmsienne, ce compositeur protéiforme est l'auteur, entre autres, de deux ouvrages de haute volée, représentatif de sa première esthétique : le somptueux poème symphonique Pelléas et Mélisande, rarement exécuté – en raison de l'extrême complexité organique du tissu sonore – et cette fresque grandiose, les Gurrelieder écrits en 1900-1901… et orchestrés seulement en 1911. Oratorio, cantate géante, symphonie dramatique pour voix et chœurs, ballade héroïque, ample poème épique, ils sont tout cela ; et bousculent les classifications pré-établies, bien qu'ils s'inscrivent dans la mouvance des œuvres à effectif vocal et instrumental monstrueux. L'on songe évidemment à Kullervo de Sibélius, au Livre des Sept Sceaux de Franz Schmidt, à la Symphonie Gothique de Havergal Brian (laquelle ferait passer la Huitième de Mahler pour de la musique de chambre), ou encore à la Mission de Jonas de Rudolf Tobias.

Il n'est pas inutile de livrer au lecteur les éléments constitutifs de ce monument atypique, démentiel par le nombre extravagant d'exécutants requis. Qu'on en juge : cinq voix solistes, trois chœurs d'hommes à quatre voix chacun, un chœur mixte à huit voix ; et quant à la flotte orchestrale, c'est l'invincible armada ! Quatre petites flûtes et quatre grandes flûtes, trois hautbois, deux cors anglais, trois clarinettes en la et en si bémol, deux petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes basses, trois bassons et deux contrebassons, dix cors dont quatre alternent avec des tubas wagnériens ; six trompettes et une trompette basse, un trombone alto, quatre trombones ténors et un trombone basse, un tuba contrebasse, six timbales, grosse caisse, cymbale, triangle. Glockenspiel, caisse claire, tambour, xylophone, tam-tam, un jeu de chaînes, quatre harpes, célesta et une nuée de cordes (vingt premiers violons, vingt seconds violons, seize altos, seize violoncelles et douze contrebasses) : soit en tout près de cent cinquante interprètes… sans compter les chœurs.

Pour la petite anecdote, il faut savoir que Schœnberg dut commander un papier à musique spécial à quarante-huit portées, quasiment le double du format habituel. Preuve de la « douxdinguerie » du sympathique Arnold, dans le prélude presqu' impressionniste et le premier lied de Tove, les divisions des cordes atteignent une sophistication hallucinante : premiers et seconds violons divisés en dix, alto et violoncelles divisés en huit. L'usage déflagrateur de la percussion anticipe celui que Chostakovitch emploiera dans ses symphonies.

Ceci étant précisé, l'on comprend alors la tâche surhumaine qui attend le maestro devant présider à la mise en place des blocs harmoniques qui se télescopent, tels des myriades d'étoiles. Partant, il lui est impératif de naviguer comme s'il pilotait un vaisseau intersidéral dans un champ d'astéroïdes. La direction de Sir Simon, sobre, légère – brillante en même temps -, évite méticuleusement l'écrasement des solistes dans un capharnaüm étourdissant. Et de veiller au juste équilibre des masses chorales avec la fluidité d'une ligne mélodique ondulante, récusant tout clinquant, tout effet démonstratif superflu. Panache, impétuosité savamment contenue, cohérence et intense poésie dans les passages élégiaques ou extatiques : tout cela règne dans cette lecture. A ce sujet, l'hymne au soleil qui clôt l'œuvre est un pur envoûtement, avec des tempi ultra-lents, plus lents encore que ceux adoptés par Sinopoli, l'une des versions phares (Teldec, avec la Staatskapelle de Dresde, un modèle du genre en terme de direction d'orchestre). Bon prologue à une ascension vers un univers onirique, dans un recueillement proche de Messiaen.

Les Solistes sont tous impeccables. Dans Tove, inondée de lumière tristanienne, Karita Matilla signe avec Les Scènes de Faust de Schumann (Sony, Abbado), la récente Symphonie Kaddish (Erato) l'une de ses plus belles réussites au disque. Elle irradie de musicalité, avec des aigus etincelants, égalant la prestation de Jessye Norman (dans un style différent), autre Tove anthologique aux côtés de Boston et Osawa : voilà qui laisse présager une Jenufa parisienne de premier plan. se confrontant à lui même – il incarnait déja Waldemar chez Sinopoli – en dépit de quelques aigus arrachés, offre un legato impérial, son timbre sombre traduisant les meurtrissures du personnage. Quant à Anne- Sofie von Otter, son mezzo clair est idoine pour le Waldtaube, éclipsant presque par son timbre marmoréen Janet Baker (version Ferencsik) – même si Jennifer Larmore (Sinopoli, toujours), voire l'excellente Tatiana Troyanos (Osawa) constituent de sérieuses rivales. Particulièrement sollicités, exposés au cataclysme instrumental, les chœurs sont sensationnels dans une écriture qui se rattache ouvertement à la double filiation de Wagner ( Le crépuscule des Dieux, acte II) ; et de Bruckner (Helgoland, insolite et méconnu chœur symphonique d'hommes, l'un des derniers opus de l'anachorète de Saint-Florian – dont il existe du reste une trace sonore par Barenboim, Teldec).

Cependant, au bilan – et pour s'en tenir aux enregistrements majeurs – la vision Sinopoli n'est pas prête d'être détrônée. Sensiblement en-deçà malgré ses gemmes fulgurantes, cette nouvelle gravure est à placer à égalité avec Ozawa (Philips) et Ferencsik – rééditée depuis peu chez EMI. En attendant Boulez II ?

Une lecture conseillée : le remarquable ouvrage de René Leibowitz sur Schœnberg (collection Solfèges), malgré quelques jugements fort subjectifs en la matière !

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