Les paysages de l’âme ou Rachmaninov selon Fanny Azzuro
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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Prélude en ut dièse mineur opus 3 n° 2 ; 10 Préludes opus 23 ; 13 Préludes opus 32. Fanny Azzuro, piano. 1 CD Rubicon. Enregistré à l’auditorium Jean Pierre Miquel de Vincennes en février 2021. Interview de l’artiste en français et traduite en anglais. Durée : 78:47
RubiconLa pianiste Fanny Azzuro consacre son nouveau disque à l'intégrale des vingt-quatre préludes de Rachmaninov, enregistrée à Vincennes et publiée par le label britannique Rubicon : une grande réussite alliant une intense subjectivité interprétative avec un profond respect du texte.
Contrairement aux cycles signés Chopin, Debussy ou Chostakovitch, les préludes de Rachmaninov dont la composition fut étalée dans le temps ne constituent pas un tout homogène. Ils explorent dans des ambiances très contrastées, tous les tons majeurs et mineurs, d'une manière non systématique dans leur enchaînement, avec parfois un sens du développement assez inédit pour le genre. Sur le plan pianistique, au premier cycle (1901-1903) héritier des acquis romantiques (Chopin-Liszt-Schumann) répond le second (1910) d'une écriture repensée et bien plus éclatée, parfois presque impressionniste d'allure, dans le sillage de la « nouvelle manière » du troisième concerto pour piano.
Fanny Azzuro s'inscrit par sa formation dans la grande tradition russe du piano.
Pour Paraty, elle a enregistré deux disques – Impressions 1905 partagé entre Debussy, Ravel et Albeniz – et Russian Impulse, où déjà Rachmaninov était convoqué avec ses ultimes variations Corelli.
Au-delà d'une technique irréprochable (opus 23 n° 7-8 et 9), et d'une palette de sonorités tour à tour fondante, impalpable (opus 32 n° 5) ou plus corsée dans les pages les plus elliptiques (opus 32 n° 1 et 8), mais jamais dure même dans les fortissimi les plus péremptoires (opus 23 n° 2, conclusion de l'opus 32 n° 13), Fanny Azzuro défend de nouveaux enjeux où, à un respect scrupuleux de la partition, répond un besoin permanent d'élévation spirituelle et de « mission artistique » pour reprendre les termes de Rachmaninov lui-même. D'où le titre générique de l'album, The landscapes of the soul (« les paysages de l'âme ») évoquant la grande variabilité presque vagabonde des humeurs musicales. Au-delà d'une dimension spécifiquement « russe », la pianiste française universalise de manière sublime les débats, et donne un éclairage nouveau, différentié et très nuancé de ces vingt-quatre manières d'être.
On ne peut qu'admirer par delà le parfait dosage des plans sonores, et une sonorité toujours contrôlée, ce sens du discours certes très instinctif voire impétueux, mais superbement pensé dans son articulation et architecturé dans son énoncé : par exemple la fine progression dramatique, nuancée et savamment dosée de l'opus 3 n° 2, le « symphonisme » sans aucune exacerbation sonore facile ou factice des célèbres opus 23 n° 2 et 5, le pittoresque du toucher de l'opus 23 n° 3, l'art du legato (opus 23 n° 4) ou du cantabile (opus 23 n° 10) presque bel cantiste (opus 23 n° 6) hérité lointainement d'un Chopin.
Mais c'est plus encore dans l'opus 32 que la puissance suggestive de l'interprète est portée à son plus haut degré d'accomplissement. Par exemple, la liberté agogique et l'ultime accelerando faussement « déboutonné » de l'opus 32 n° 2 font mouche, là où le très développé et tragique opus 32 n° 4 est élaboré aussi telle une étude à la fois pour les accords et les sonorités opposées, au fil de ses méandres discursifs et dynamiques. L'opus 32 n° 7 devient lointain souvenir du Des Abends schumannien nimbé d'ambiguïtés harmoniques, crûment modernes, par une coloration subtile des agrégats, la où les opus 32 n° 9, 11 ou 12, très finement ciselés, se font plus modestement intermezzi ou pièces lyriques. Autre réussite majeure de la pianiste française, l'opus 32 n° 10, pétri d'une intense nostalgie, d'une sonorité presque liquide dans ses moments extrêmes et registré, par un subtil usage des trois pédales, de manière quasi organistique en sa section centrale. Enfin, la grandiose conclusion du prélude opus 32 n° 13 en ré bémol majeur, lointain écho enharmonique – et motivique – à l'ut dièse mineur initial, avec une indomptable ivresse des couleurs et une irrépressible, théâtrale progression, ponctue ce pèlerinage de l'âme de manière triomphale et sereinement distanciée à la fois.
Soulignons aussi la splendide prise de son signée Étienne Collard, directeur artistique attentif parfait relayeur des intentions et des choix interprétatifs originaux de l'interprète, et le réglage millimétré du grand Yamaha CFX confié à Guillaume Leroux.
Certes, d'autres approches de ce cycle sont possibles, et loin de nous de jeter aux orties les enregistrements partiels dus à Sviatoslav Richter (DG ou Praga-Live), ou intégraux signés Vladimir Ashkenazy (hélas, très mal capté chez Decca) ou Nicolaï Lugansky (HM) mais Fanny Azzuro renouvelle sensiblement le propos et subjugue par cette approche interprétative féline et instinctive alliée à une maîtrise technique éprouvée et au total respect du texte : bref, une nouvelle référence en la matière !
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