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Une décennie mahlérienne au Philharmonique de Berlin : surprises et déceptions

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Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonies n° 1 à 10 (Adagio). Lucy Crowe, soprano ; Gerhild Romberger, alto ; Chœur de la Radio MDR de Leipzig ; Chœur de la Radio de Berlin ; Chœur de femmes de la Radio de Berlin ; Chœur d’enfants de la cathédrale et de la ville de Berlin ; Christiane Karg, soprano ; Erika Sunnegårdh, soprano ; Susan Bullock, soprano ; Anna Prohaska, soprano ; Gerhild Romberger, alto ; Lilli Paasikivi, alto ; Nathalie Stutzmann, alto ; Johan Botha, ténor ; David Wilson-Johnson, baryton ; John Relyea, basse ; Orchestre philharmonique de Berlin ; direction : Daniel Harding (n° 1) ; Andris Nelsons (n° 2) ; Gustavo Dudamel (n° 3 et n° 5) ; Yannick Nézet-Séguin (n° 4) ; Kirill Petrenko (n° 6) ; Simon Rattle (n° 7 et n° 8) ; Bernard Haitink (n° 9) ; Claudio Abbado (n° 10). 10 CD et 4 Blu-ray Discs Berliner Philharmoniker. Enregistrés à la Philharmonie de Berlin, entre mai 2011 et janvier 2020. Notice en anglais et en allemand. Durée totale : 11 h 57

 
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Le nouveau coffret du Philharmonique de Berlin regroupe une décennie d'enregistrements mahlériens, chaque symphonie étant disponible en audio et en vidéo au format Blu-ray. La présentation est luxueuse, les textes fort intéressants – mais, hélas, pas en français – et l'ensemble instruit quant à l'évolution de l'orchestre et la personnalité des chefs qui l'ont dirigé.



avait déjà gravé en 2009 et avec le Concertgebouw une lecture assez terne de la Symphonie n° 1. Choisissant des tempi “prudents”, le chef anglais semble ne pas avoir de conception précise à Berlin : pas d'insolence, pas de rire nerveux et dominateur qui irrigue sa Titan. L'énergie retombe régulièrement et il ne reste à contempler que la beauté des cuivres et l'assise des contrebasses. À défaut d'ironie, le minimalisme du Bruder Martin reste aimable. Presque un contresens. Même le finale dont la prise de son radiographie remarquablement les pupitres, devient “efficace”, mais sans projection sonore. Devant les caméras, la direction de Harding paraît raide, le souffle comme bloqué par l'enjeu. Tout cela manque de consistance. La référence de Haitink à Berlin s'impose (Philips, 1987).

En vidéo, laissa, à la tête du Philharmonique de Vienne, une belle Symphonie n° 2 (Unitel, 2019). Dans la présente captation, en 2018, on reste un peu sur notre faim. La plastique sonore du premier mouvement est séduisante, mais il manque à la fois le mordant et le mystère de l'expression. Nelsons ignore la dimension beethovénienne et berliozienne de la partition. L'Andante moderato est, en revanche, superbe : plus viennois que nature ! Le finale débute magnifiquement, dans une impression d'ouverture de l'espace. Les images valorisent la gestique puissante et très évocatrice du chef. Les solistes instrumentaux enchantent contrairement aux chœurs assez froids de la MDR de Leipzig. Nelsons passe à côté, hélas, de la ferveur libératoire du « O glaube, mein Herz o glaube ! ». Les deux voix féminines (Lucy Crowe et ) ne fusionnent pas et les dernières mesures se referment avec raideur malgré une vidéo qui capte intelligemment la grandeur du chœur au début du finale. La référence berlinoise est à nouveau celle de Haitink, dont la Résurrection demeure un “must” de la discographie (Philips, 1993).

enregistra, à Berlin, sa première Symphonie n° 3. Le début est poussif, la marche est funèbre et non pas héroïque. Les tempi très mesurés soulignent la beauté des timbres de l'orchestre, mais les effets appuyés et la théâtralisation du propos font perdre les grandes lignes du récit. Les dernières mesures du premier mouvement sont inutilement boursouflées. L'étonnement est d'autant plus grand d'entendre les quatre mouvements centraux parés d'une finesse et d'une fluidité superbes. Le troisième mouvement, par exemple, se métamorphose en une sérénade mozartienne humoristique ! L'alto n'est pas au mieux de sa forme alors que les chœurs offrent un aperçu presque enfantin du paradis perdu. Dudamel passe à côté du finale comme ce fut le cas dans le premier mouvement. Choisir un tempo contenu sans l'habiter, pousser ainsi les phrases pour donner l'impression du recueillement ne fonctionne pas. La baguette de Dudamel n'insuffle pas l'émotion si présente chez Adler, Bernstein et Haitink, ce dernier, à Berlin (DG, 1990).

On retrouve Dudamel en 2018, cette fois-ci, pour la Symphonie n° 5. Nous sommes loin de sa version débraillée avec l'Orchestre des Jeunes Simon Bolivar (DG, 2006). À Berlin, la surprise est de taille. La conception de l'œuvre est aussi puissante que directe et lumineuse. C'est une vraie marche violente, abrupte et sans grossissements inutiles qui nous est proposée. À l'image, Dudamel dirige plutôt sobrement. Le second thème souffre, hélas, d'un certain relâchement. Dans le second mouvement, l'orchestre éclaire la polyphonie à la manière d'un gigantesque ensemble de musique de chambre. Quelle démonstration de cohésion grâce aux cuivres et aux basses qui tiennent toute la structure ! Dudamel bataille fort pour contenir la puissance et préserver la souplesse des pupitres. Le troisième mouvement est une splendeur : le premier cor triomphe dans l'une des parties solistes les plus exposées et difficiles de tout le répertoire symphonique. Les enchaînements fonctionnent à merveille avec une petite harmonie aux teintes baroques. Voilà l'un des moments les plus passionnants de cette intégrale. L'Adagietto révèle des violons raffinés mais qui manquent de la chaleur dorée qu'ils possédaient jadis. Enfin, la “kermesse” folle du finale réjouit par sa virtuosité et son élégance. Dudamel réussit sa plus marquante prestation au disque. Cette Symphonie n° 5 se place à la suite des interprétations berlinoises de Haitink (Philips, 1988) et Abbado (DG, 1993).

L'enregistrement de la Symphonie n° 4 par Nézet-Séguin et l'Orchestre Métropolitain du Grand Montréal avait particulièrement déçu (Atma, 2003). Avec Berlin et dans cette même symphonie, le chef québécois offre le plus belle surprise de cette intégrale. La beauté des pupitres, la clarté des lignes, un chant porté naturellement, tout nous fait entrer dans une atmosphère de joie communicative. Certes, la danse satanique du deuxième mouvement est, en partie, édulcorée, mais il y a tant de délicatesse dans cette interprétation passionnante. L'Adagio est l'expression sans fard de l'attente d'un monde nouveau. L'univers de l'enfance a disparu et Mahler évoque le souvenir d'un paradis perdu. Cela est vécu avec beaucoup de pudeur et la soprano , que la vidéo montre placée derrière les pupitres – ce qui est judicieux – exprime avec justesse la dimension juvénile de l'univers mahlérien. Une captation à marquer d'une pierre blanche et qui assure un contraste saisissant avec la version puissante de Karajan (DG, 1979).

, une fois encore, déçoit au disque. La Symphonie n° 6 débute pourtant de manière intéressante : tempo rapide, dissonances mises à nu, tension permanente… Hélas, les couleurs demeurent d'une froideur totale et l'orchestre ne raconte rien à l'auditeur. La machine tourne à vide et ce n'est pas faute de regarder le chef dont les caméras ne perdent rien des mimiques si expressives. Tout est d'une rigueur implacable, d'une tenue impressionnante (cuivres et basses). Pour autant, on ne ressent nullement la dimension humaine sinon charnelle de l'épuisement qui doit s'imposer. C'est une erreur, par ailleurs, d'inverser l'ordre des mouvements, de placer l'Andante avant le Scherzo comme le firent aussi Scherchen, Rattle et Abbado, entre autres. L'idée qui a sa logique sur le papier est absurde musicalement, en plus d'être contraire aux derniers vœux de Mahler. En effet, au lieu de porter le “message” du premier mouvement et d'accomplir le combat du héros jusqu'à son terme – le sujet de l'œuvre – l'orchestre rompt la progression dramatique. L'Andante devient une parenthèse “amoureuse” qui déséquilibre la partition. Quelques superbes solos de hautbois et de cors y font diversion. Hélas, Petrenko édulcore la passion et l'angoisse, la dimension janusienne du portrait, tout d'abord féminin (Alma) puis masculin (Gustav). La lutte reprend avec le Scherzo, ici, très beethovénien, immergé dans une marche au pas sarcastique, sauvage et brutale. On admire sans être ému un seul instant. Le décor du finale est magnifiquement planté avec des solistes hors-pairs (tuba basse, clarinettes, bassons). La hargne morbide est vécue sans la dimension orgiaque que Karajan et Haitink insufflèrent à Berlin (DG 1975 et 1977 pour le premier et Philips, 1989, pour le second).

dirige les Symphonies n° 7 et n° 8. Pour le premier opus, il livra déjà deux versions peu concluantes, l'une à Birmingham (Warner, 1991) et l'autre avec le Philharmonique de Vienne, en tournée (RCO, 1995). La nouvelle mouture berlinoise déconcerte. La tenue rythmique est d'emblée brouillonne, improvisée. Rattle, qui sert admirablement les solistes, dirige dans l'instant : nervosité et baisses de tension se succèdent. À la magnifique prestation du cor solo répond ainsi l'imprécision des pizzicati des cordes dans la première Nachtmusik. La valse macabre et fantomatique du Scherzo part en tous sens, déséquilibrée par l'affect du chef qui laisse les pupitres combler les vides. Haitink demeure inoubliable (Philips, 1992). Le chef anglais est plus convaincant dans la Symphonie n° 8. Sa première version avec Birmingham (Warner, 2004) fut loupée. À Berlin, Rattle assure l'équilibre entre le gigantisme et les instants de recueillement, entre l'esprit de l'oratorio et celui du lied. Il souligne les irisations des masses sonores, héritage des fresques berlioziennes, tout en préservant la clarté et l'expressivité du texte. Le début de la seconde partie met en valeur les dialogues entre les voix et les instruments solistes. Un bémol, toutefois, dans le finale dont plusieurs passages souffrent d'une mise en place peu précise. Rattle impose une version solide en l'absence de Haitink dont l'intégrale berlinoise fut inachevée et face à Abbado, dont la lecture fut prosaïque (DG, 1994).

Des cinq versions « officielles » de la Symphonie n° 9 par , trois d'entre elles furent captées avec le Concertgebouw. Elles ont marqué la discographie. Il faudra dorénavant ajouter cette version berlinoise de 2017. La pudeur est le terme qui convient à la direction du chef. Tout, ici, est dans l'art de la suggestion. L'émotion, dès les premières phrases, est perceptible. Une sorte de halo sonore baigne le premier mouvement. La tête souvent baissée, les yeux fermés, Haitink fait respirer les phrases jusqu'au dernier souffle. L'orchestre est porté par le chant, et l'épaisseur des cordes n'est pas sans évoquer le souvenir des deux témoignages géniaux de Karajan (DG, 1979, 1980). Certes, le Rondo-Burleske n'est pas « sehr trotzig » (très décidé) comme indiqué. Les tempi sont plus lents, car l'orchestre accompagne la pensée de l'immense mahlérien qui le dirige et dont on sent la fatigue l'envahir. Ce concert est profondément émouvant, plus encore dans le finale où toute l'énergie se libère. L'interprétation n'a rien de viennois (Bernstein en 1979, l'obtenait de Berlin) : elle apparaît simplement nostalgique, en quête de paix, comme en suspension dans les dernières minutes. Face aux caméras, le regard éperdu de reconnaissance de Haitink en dit long.

Tout aussi émouvant est l'Adagio de la Symphonie n° 10 dans la version révisée de Cooke, sous la baguette de . Elle supplante sa propre lecture avec Vienne (DG, 1985). À Berlin, la sérénité et la tristesse se mêlent d'ironie. Quel contraste entre l'apparence fragile du chef et la somptuosité de la masse sonore !

En guise de conclusion, les symphonies n° 9 et n° 10 sont d'un intérêt supérieur. Ajoutons les versions des symphonies n° 4 et n° 5 qui sont d'incontestables réussites.

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