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Les luxueuses provocations de Trifonov dans la musique russe : pour ou contre

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« The Silver Age ». Igor Stravinsky (1882-1971) : Sérénade en la ; L’Oiseau de feu, suite pour piano (transcription de Guido Agosti) ; Trois mouvements de Petrouchka. Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano n° 2 op. 16 ; Sarcasmes op. 17 ; Sonate pour piano n° 8 op. 84 ; Gavotte n° 2, extraite des 3 Pièces de Cendrillon op. 95. Alexandre Scriabine (1872-1915) : Concerto pour piano op. 20. Daniil Trifonov, piano ; Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, direction : Valery Gergiev. 2 CD Deutsche Grammophon. Enregistrés à l’Alexander Hall de l’auditorium Richardson de l’Université de Princeton, États-Unis, en janvier 2019 et au Concert Hall du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg (concertos), en Russie, en octobre 2019. Notice en anglais et en allemand. Durée totale : 120:25

 
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Placé sous le sceau de « l'âge d'argent » de la musique – expression que Diaghilev employa en référence à « l'âge d'or » de la littérature russe de la fin du XIXe siècle – ce coffret réunit des pièces qui symbolisent un certain esprit russe : à la fois révolutionnaire et provocateur, séducteur et liquidateur du romantisme. Avec ce « Pour ou contre », nous vous présentons deux opinions opposées sur cette nouvelle parution.

The-Silver-Age_Stravinsky_Prokofiev_Scriabine_Daniil-Trifonov_Valery-Gergiev_Deutsche-GrammophonUn jeu d'une intelligence magnifique

Stravinsky, tout d'abord. La Sérénade de Stravinsky a rarement été interprétée avec un tel miroitement d'énergies. L'indépendance des mains qui assure, ici, la pulsation de l'une pendant que l'autre déroule son cantabile offre, d'emblée, une écoute séduisante. La projection sonore, l'esprit interrogatif, la matière si pleine et nerveuse à la fois, le refus de toute caricature du néoclassicisme, mais au contraire le soin apporté au jeu des résonances et un toucher millimétré suggèrent plus qu'ils n'affirment. Voilà une version à placer au sommet de la discographie : elle rejoint celles de Maria Yudina, Alexei Lubimov et du compositeur lui-même au piano. L'Oiseau de feu dans la transcription d'Agosti est interprété avec une frénésie et une raideur qui déconcertent. Certes, ce piano est anti-sentimental, anti-sensuel et Trifonov pousse au maximum les contrastes afin d'exprimer le caractère primitif et anguleux que l'écriture orchestrale originale, si influencée encore par Rimski-Korsakov, ménage pourtant. Beatrice Rana (Warner Classics) et plus encore, d'Alexandre Kantorow ont creusé davantage les timbres de leur instrument. Sous les doigts de Trifonov, Petrouchka est plus remarquable. L'étagement des plans sonores convient à cette pantomime “héroïque” : elle prend le temps de la narration et non plus seulement de l'ivresse seule, à l'instar de la performance technique de Yuja Wang (Deutsche Grammophon). Ici, le regard encore enfantin et la cruauté du conte évoquent les souvenirs d'Alexis Weissenberg, , Maurizio Pollini, Evgeny Kissin et Emil Gilels.

, ensuite. Chez le jeune compositeur, la provocation fut autant un art de vivre qu'une nécessité. Achevés en 1914, les cinq Sarcasmes ricanent, quelque part entre l'Allegro Barbaro de Béla Bartók et le Petrouchka de Stravinsky. L'épaisseur jamais cassante du piano de Trifonov s'autorise autant de digressions grotesques que de couleurs impressionnistes. Il resserre les rythmes au maximum. Sans éclaboussures. Il préserve le lyrisme cinglant d'un smanioso digne d'une illustration de film muet. À ce degré d'imagination, on ne voit qu'Yekaterina Ervy-Novitskaya, Vladimir Sofronitsky et, plus près de nous, Matti Raekallio. La concurrence est plus rude avec la Sonate n° 8 de 1944, dernière du cycle dit des « sonates de guerre ». Sviatoslav Richter songeait « à un arbre qui ploie sous le poids de ses fruits » alors que le créateur de la partition, Emil Gilels affirmait qu'il s'agissait « d'un travail d'une très grande profondeur qui exige le maximum d'engagement et qui captive par son développement symphonique ». L'écriture lyrique et épurée, en apparence seulement, privilégie l'expression d'un folklore recréé. Conduit dans l'esprit d'une progression inexorable avec une variété surprenante de touchers, allant de la douceur ouatée au tranchant le plus net, l'interprétation se construit dans la logique de Trifonov, sans le moindre sentiment d'une lutte comme ce fut le cas à plusieurs reprises chez Richter mais aussi sous les doigts de Kun-Woo Paik, Yakov Kasman et Alexander Melnikov. L'humour félin du finale est un modèle du genre : nulle cruauté, nulle évocation de la terreur, mais un immense éclat de rire. Le feu d'artifice est impeccable. Trop lumineux, peut-être… Sur la pointe des chaussons de danse, la Gavotte de Cendrillon est une gourmandise qu'il ne faut louper sous aucun prétexte.  a dirigé probablement des centaines de fois le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev. Après Alexander Toradze et l'Orchestre du Kirov (devenu le Mariinsky en 1992) puis Denis Matsuev, Trifonov offre la lecture la plus racée. Toradze imprimait le sentiment d'un effort surhumain aux limites de l'épuisement, Matsuev, une dimension olympique alors que Trifonov déroule, en premier de cordée et sans faille, un bloc sonore – quelle cadence ! – articulé dans les moindres détails. C'est un peu trop “rectiligne” face à Yundi Li dont le concert extraordinaire avec Seiji Ozawa et le Philharmonique de Berlin a marqué la discographie. Paradoxalement, l'orchestre est le plus beau des trois enregistrements de Gergiev. Les couleurs fauves, le crépitement des cuivres, la tenue des cordes, la clarté des pulsations des basses “moussorgskiennes” de l'Intermezzo impressionnent. Le jeu de Trifonov est d'une intelligence magnifique. Il s'ingénie à déstructurer les phrases et fraie avec la musique de cinéma en “raclant” le fond du clavier. Le finale joué avec férocité synthétise en un saisissant raccourci, les rengaines des folklores de l'Ancienne Russie et le langage violemment expressif de la Nouvelle. Ces deux mouvements dominent sans conteste la discographie.

Scriabine, enfin. “Post-chopinesque”, le Concerto pour piano offre un retour inattendu dans l'écriture du milieu du XIXe siècle (malgré sa composition en 1898). Le velouté de l'orchestre assure un soutien efficace et sans diaprures, à un piano qui chante juste et dans l'univers du bel canto. (SF)

Un « Âge d'argent » devenu gris

Retour aux sources du pianiste , « l'âge d'argent » traite en plus de deux heures les grandes œuvres russes d'une courte période musicale, focalisée autour de la figure de Diaghilev, plus particulièrement pendant la décennie 1907-1917. Si le programme original mérite qu'on s'y attarde, le jeu de plus en plus terne d'un artiste particulièrement prometteur il y a sept ans ne laisse plus ressortir que l'agilité, au détriment d'un discours absorbé par l'enchaînement des notes, autant que des pièces exposées.

La Sérénade en la pour piano d' est suffisamment rare pour qu'il soit louable à Trifonov de débuter avec elle son double-album Mais rapidement, le jeu d'une parfaite dextérité, à même de développer autant la partie grave que celle de la main droite, se perd dans une fuite en avant sans développement. Si l'on ne connaissait pas l'ouvrage suivant, rien ne nous ferait remarquer qu'après les quatre mouvements, nous sommes passés à un autre compositeur, Prokofiev, et à ses Sarcasmes opus 17, pourtant d'un style si différent de celui de son compatriote. Il suffit d'écouter Vladimir Sofronitsky dans cette oeuvre, pour comprendre ce qui sépare ici la vision, ou plutôt l'absence de vision du jeune pianiste, de celle de son aîné, empreinte d'une ironie et d'un humour cinglants dont le jeu de Trifonov est totalement dépourvu. La Sonate n° 8 opus 84 de 1944, qui n'est donc plus dans le thème, souffre encore plus de cette absence de propos. En restant chez Deutsche Grammophon, le trop rare Andrei Gavrilov nous entrainait dès les premières mesures de l'Andante dolce dans bien d'autres sphères, à la fois plus claires et plus ténébreuses. De cette grisaille, la Gavotte de Cinderella ne ressort pas plus, enchaînée à la sonate, ici encore sans rupture de style, de la même façon que Trifonov avait lié sans les démarquer, lors de son récital parisien de 2019, une sonate de Beethoven à la 9e de Scriabine.

De ce dernier est ici donné le Concerto pour piano, nouveau hors-sujet par rapport au thème principal du programme, puisque composé en une semaine en 1896, mais relié par lui dans le livret parce qu'en 1907 était présenté la Symphonie n° 3, « Divin Poème » du même compositeur. Pourquoi alors ne pas avoir proposé Prométhée, achevé en 1910 et écrit avec piano ? De toute façon, là encore le pianiste n'arrive jamais à y interpréter que des notes, tout juste parfaitement ajustées, sans la moindre mélancolie. Là encore, pour rester chez DG, un Anatol Ugorsky y donnait plus de souffle sous le fascinant accompagnement de Boulez, alors qu'aujourd'hui Gergiev s'accorde pour le moins avec le pianiste dans la façon de ternir l'ouvrage.

Ni le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev (toujours accompagné par un Gergiev définitivement bien loin de ses années de grandeurs, même s'il avait déjà du mal, 23 ans plus tôt, à exalter cette partition avec Alexander Toradze), ni les extraits de L'Oiseau de Feu ou les Trois Mouvements de Petrouchka (d'un motorisme bien décalé de la visée des deux partitions, et pour lesquels il suffit d'aller chercher dans les sublimes brillances de la jeune Beatrice Rana, sans revenir sur la seconde œuvre au génie pur de Pollini), ne parviennent à faire ressortir les coloris d'un artiste qui semble aujourd'hui s'en trouver totalement dépourvu. (VG)

Crédit photographique : © Dario Acosta / DG

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