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Entre Covid et fossé générationnel, à la recherche du public de demain

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Le 18 septembre, 46 orchestres et opéras ont signé une tribune dans la presse pour appeler le public à revenir dans leurs salles, et quelques jours plus tard c'était un cri de détresse que lançaient les ensembles vocaux et instrumentaux à l'adresse de la Ministre de la Culture. Avant d'aller vers la lumière, commençons par le constat que l'épidémie de Covid s'ajoute à un processus qui est à l'œuvre depuis le début des années 90 : le déclin de l'essentiel du public de la musique classique.*

Deux phénomènes se conjuguent : le plus violent est sanitaire, le plus grave est générationnel. Le premier vide les salles brutalement et attaque tout l'écosystème de la musique vivante, le second vide les salles petit à petit. Tant qu'il y aura la crainte de se rendre dans une salle de concerts malgré les protocoles mis en place, les concerts de musique classique vont perdre leurs spectateurs les plus nombreux, ceux qui sont le plus argentés – et il est fait référence ici autant à l'épaisseur de leur portefeuille qu'à leur caractéristique capillaire – ce public des parterres des salles qui forment ce qu'on appelle « le lac gris ». Quand la vague de la pandémie sera passée, quel est le public qui reviendra massivement dans les salles ? Si l'inquiétude va d'abord aux musiciens qui perdent aujourd'hui leurs ressources et leur raison de vivre, c'est bien maintenant qu'il faut engager le travail de long terme nécessaire au remplissage des salles dans un monde post-Covid.

Quel public après la pandémie ?

La bataille du renouvellement du public était compliquée avant la pandémie, mais nombre de signaux encourageants apparaissaient, ils doivent être soulignés car ils sont toujours d'actualité. Le public de musique vocale et instrumentale peut être rajeuni, comme cela a été réalisé à la Philharmonie de Paris. Si le prix à payer est de subir des applaudissements entre deux mouvements d'une œuvre, avouons que la concession est supportable au regard des enjeux. Des institutions vénérables comme l' font le pari de la jeunesse en choisissant un jeune prodige de 24 ans Klaus Mäkelä, pour n'en citer qu'un seul. Les concerts de musique de films rencontrent un franc succès, et les programmateurs rivalisent d'imagination sur des thèmes plus accrocheurs qu'une énième interprétation d'une symphonie de Brahms, au risque de lasser les musiciens. Autre exemple, des initiatives comme le concours de cheffes d'orchestre « La Maestra » qui vient de récompenser sa première lauréate Rebecca Tong, travaille à dynamiter le vieux cliché que le leadership est une affaire d'hommes. Voilà qui fait entrer la musique classique de plain-pied dans la cité.

Et si l'avenir de la musique classique passait par l'éducation au vivre-ensemble ?

Maintenant, sortons un moment de la question de la musique classique, et regardons le monde tel qu'il s'est transformé : polarisé, cynique, brutal, désaccordé, avec une perte du collectif. La faute à des dirigeants populistes ou autocrates ? Ceux-ci à travers le monde ont effectivement mis en œuvre à leur profit direct et court-termiste un processus de désagrégation du vivre-ensemble ; mais ils ont répondu à une aspiration profonde d'une partie substantielle de leur population, effrayée par les bouleversements du monde et souhaitant s'en protéger.

N'y a-t-il pas un parallèle troublant entre le recul de la pratique de la musique classique et la montée de la violence, la déconnexion avec la vibration du monde ? Simple coïncidence peut-être. Mais tout de même : qu'est-ce qui caractérise essentiellement la musique classique, et en particulier les ensembles vocaux et instrumentaux, sinon leur capacité à être un facteur de lien, et à créer de l'unité et du collectif à partir de la diversité ? Là où le sport collectif tente de sublimer la violence en organisant la confrontation, la musique établit la démonstration, que chacun peut ressentir physiquement, que les réussites les plus brillantes reposent sur la capacité à associer les couleurs et les personnalités les plus diverses. On le sait bien en France, ou en tout cas, on devrait bien le savoir puisque ce pays est la patrie de , le musicien qui a su reconnaître la beauté individuelle de chaque instrument pour les faire résonner ensemble au sein d'un orchestre aux couleurs transfigurées.

Une autre particularité essentielle à la musique classique est qu'elle requiert des forces nombreuses, complexes à rassembler et à organiser, sur le plan matériel comme sur le plan interprétatif. Qu'elle soit d'origine religieuse avec le chant choral depuis les temps anciens, ou liée à des politiques publiques ou de mécénat privé avec l'opéra et les ensembles instrumentaux, cette musique dépend d'une politique volontariste. Sans mobilisation du collectif au niveau local et national, aucune chance que des talents individuels extraordinaires, tous les artistes qui nous fascinent, puissent émerger.

« Nous chantons et jouons ensemble, donc j'existe »

Parce que chanter et jouer de la musique ensemble, c'est repousser à la fois ses limites personnelles, être reconnu pour soi-même en tant qu'individu, et voir l'impact que l'on crée en faisant partie d'un ensemble plus grand et plus durable que soi. Le salut de la musique classique ne réside pas que dans ses qualités culturelles mais aussi dans sa puissance politique : « nous jouons ensemble, donc j'existe ».

C'est tout le mérite du « plan chorale » des ministères de l'Éducation et de la Culture lancé en 2018 par Jean-Michel Blanquer et Françoise Nyssen.** Ce grand projet ne devrait-il pas être étendu à un second volet orchestral, afin que la dette colossale que nous sommes en train de nous créer ne soit pas engloutie dans le fonctionnement quotidien mais serve à investir dans notre jeunesse ?

Dans un tel moment où l'argent public coule à flots***, et pas toujours pour les institutions les plus vulnérables, osons une utopie : et si les décideurs politiques et les professionnels réunissaient leurs forces pour mettre sur pied une vaste campagne de long terme et de terrain pour donner à la jeunesse des lendemains qui chantent et jouent d'un instrument ? Ne résoudrait-on pas bien des maux endémiques par une solution pérenne et positive?

Certes le vivre-ensemble est une notion bien difficile à se représenter en ce début d'automne, où l'heure est aux mesures restrictives, et où les annulations de représentations sont de plus en plus douloureuses car elles s'imposent à des professionnels fragilisés et sans perspectives à court terme. Mais nous nous en relèverons, comme de toutes les épidémies précédentes. Contre notre propre découragement du moment et les menaces systémiques de demain, il est possible dès aujourd'hui de se redonner le moral, en travaillant au plan d'action qui donnera aux plus jeunes le goût du jouer-ensemble et du spectacle vivant qui nous réunit. Dès la pandémie sous contrôle, nous pourrons faire tomber les masques, nous libérer de nos écrans (même s'ils nous ont été d'un secours précieux dans l'isolement du confinement) et mettre le spectacle vivant à la base de notre société, pour notre jeunesse, elle qui doit être le public de demain.

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* La référence la plus actuelle est l'enquête menée par le ministère de la Culture parue en juillet 2020 sur les pratiques culturelles en France menée en 2018 auprès de plus de 9 200 personnes en France métropolitaine.

** Une chorale dans chaque école et dans chaque collège à l'horizon 2019, Ministère de l'Éducation.

*** Roselyne Bachelot présente le budget 2021 du ministère de la Culture, Profession audiovisuel, 28 sept. 2020.

 

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1 commentaire sur “Entre Covid et fossé générationnel, à la recherche du public de demain”

  • Julien dit :

    « N’y a-t-il pas un parallèle troublant entre le recul de la pratique de la musique classique et la montée de la violence, la déconnexion avec la vibration du monde ? », écrivez-vous. Le IIIème Reich et son führer ne vouaient-il pas un véritable culte à Beethoven, Bruckner, Wagner et quelques autres (aryens selon leur folle idéologie). Relisons plutôt George Steiner (Barbarie de l’ignorance) : « Pourquoi est-ce qu’on peut jouer du Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le matin ? Ni la grande lecture, ni la musique, ni l’art n’ont pu empêcher la barbarie totale. Et — il faut aller un pas plus loin : ils ont souvent été l’ornement de cette barbarie (…) une fioritura, un très beau cadre à l’horreur. (…) Pourquoi la culture n’a-t-elle rien empêché ? »

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