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Paris. Opéra-Comique. 12-XII-2019. André Messager (1853-1929) : Fortunio, opéra en quatre actes sur un livret de Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers. Mise en scène : Denis Podalydès ; costumes : Christian Lacroix ; décors : Eric Ruf ; lumières : Stéphanie Daniel. Avec : Cyrille Dubois, Fortunio ; Anne-Catherine Gillet, Jacqueline ; Franck Leguérinel, Maître André ; Jean-Sébastien Bou, Clavaroche ; Philippe-Nicolas Martin, Landry ; Pierre Derhet, Lieutenant d’Azincourt ; Thomas Dear, Lieutenant de Verbois ; Aliénor Feix, Madelon ; Luc Bertin-Hugault, Maître Subtil ; Geoffroy Buffière, Guillaume ; Sarah Jouffroy, Gertrude. Chœur Les éléments (chef de chœur : Joël Suhubiette), Orchestre des Champs-Elysées, direction : Louis Langrée
Ils étaient nombreux ce soir à avoir bravé les grèves pour venir assister à la première de ce Fortunio qui devrait marquer les annales du genre.
Fortunio, comédie lyrique créée en 1907 est une œuvre singulière d'André Messager qui trouve sa source dans l'opéra-comique de Boieldieu ou Auber, mais sans les dialogues parlés. C'est une œuvre vive, délicate, délicieusement désuète et qui expose des pages d'un grand raffinement qui ne sont pas sans rappeler – au moins pour les airs de Fortunio – le Werther de Massenet. En outre, malgré ce que la lecture du livret peut laisser entrevoir avec son trio du mari, de la femme et de l'amant, l'œuvre s'éloigne du bouffe et s'oriente vers un divertissement subtil où les larmes sont en embuscade derrière les rires, où les dialogues, parfois sensationnels, laissent échapper des réflexions souvent intéressantes sur le couple, l'amour et les petites bassesses des gens « installés ». Inspirée d'une pièce de Musset, Le Chandelier, l'œuvre peut se classer dans un romantisme mélancolique où un amoureux timide, naïf et un peu apathique, aime avec résignation une femme qui l'utilise comme « chandelier » (Fortunio), c'est-à-dire comme victime d'une machination destinée à masquer ses infidélités à son époux. Quand la candeur se frotte aux réalités triviales de la vie…
La production de Denis Podalydès date de 2009. Elle n'a pas pris une ride et apparaît tout simplement évidente. Évidente car elle n'a pas peur du premier degré. Elle lit et assume les indications du livret sans les réécrire pour faire moins « conventionnel » . Ici tout est « classique » et en même temps, tout est drôle ou déchirant car Podalydès a confiance en l'écriture de Messager. Tout est assumé avec sincérité, intelligence et émotion grâce aux splendides décors évocateurs d'Eric Ruf, aux somptueux costumes de Christian Lacroix qui racontent les classes sociales et les déchirures intérieures des personnages et puis surtout, grâce à une direction d'acteur idéale où tout bouge, tout a du sens, et où les interactions entre les personnages sont lourdes de sens. Tout ici semble simple, et pourtant à y regarder de plus près, tout est d'une grande complexité, comme une dissection du cœur humain dans toutes ses variétés.
Ce type d'œuvre ne supporte pas la médiocrité ou l'a peu près. Le plateau est ce soir idéal avec pour point commun, une diction parfaite et un jeu de scène haletant. Pourtant, à ce dernier titre, on commencera par évoquer le métier de Franck Leguérinel dont on sait depuis longtemps qu'il n'est pas qu'un simple chanteur. C'est une bête de scène qui arrive à nous faire rire de son Maître André tout en mettant presque le public de son côté. Une prouesse physique incroyable qui ne trouve même pas de limite dans une voix encore magnifiquement projetée, et dans un chant intense au phrasé parfait, aux intonations impeccables. Justice est rendue à ce personnage qu'il sort du simple caractère.
Avec lui, Anne-Catherine Gillet est une Jacqueline ambivalente à souhait. Fraîche et manipulatrice, impulsive et profonde. Et le chant est au diapason. Exposant un délicieux vibratello, la voix séduit par son homogénéité, ses aigus faciles et un phrasé de coquette qui n'est pas sans rappeler ces vieux enregistrements que nous écoutions sur des vinyles étant jeunes. Et c'est un compliment car cette chanteuse séduit tant dans ce répertoire que l'on aurait du mal à citer une autre artiste qui pourrait aussi bien l'endosser.
Comme en 2009, Jean-Sébastien Bou en impose en capitaine Clavaroche à la voix puissante et au timbre viril. Époustouflant d'autorité et de simplicité, son chant dessine un personnage de séducteur hâbleur et finalement assez pathétique qui emporte l'adhésion par un art du second degré fin et efficace. Comme une sorte de pendant, le Landry de Philippe-Nicolas Martin semble fait du même bois avec un chant simple et naturel, parfaitement stylé.
Et puis, il y a le Fortunio irréprochable de Cyrille Dubois. À fleur de peau, le ténor subjugue, renverse, émeut et amuse. Bien aidé par Denis Podalydès, il est Fortunio ! Pas un geste, pas une inflexion de la voix qui ne soit travaillée. Une voix claire, juvénile, aux aigus faciles et irradiants, aussi à l'aise dans la demi-teinte que dans le forte. Car ses airs parlent directement aux spectateurs, naturellement, sans aucun filtre de la virtuosité. Il faut incarner la pureté et la simplicité de ces phrases, et Cyrille Dubois est maître en la matière, déjouant toute mièvrerie pour aller directement au cœur tout en scotchant littéralement le spectateur quand il s'agit d'ouvrir les vannes de la puissance et de l'engagement. Déchirant !
Le chœur (délicieux clercs) et les rôles secondaires contribuent par leur engagement et la qualité de leurs interventions et de leur jeu de scène à l'uniformité de cette soirée qui se hisse au sommet du genre.
Louis Langrée défend cette partition avec une vivacité contagieuse qui n'oublie pas les épanchements, les alanguissements. Une lecture qui contraste et qui – elle aussi – n'a pas peur du premier degré. Une lecture amoureuse en somme, valorisant les splendides pupitres de l'Orchestre des Champs-Elysées, qui brode et tisse, qui décrit, qui emporte définitivement…
Crédits photographiques : © Stefan Brion
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Paris. Opéra-Comique. 12-XII-2019. André Messager (1853-1929) : Fortunio, opéra en quatre actes sur un livret de Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers. Mise en scène : Denis Podalydès ; costumes : Christian Lacroix ; décors : Eric Ruf ; lumières : Stéphanie Daniel. Avec : Cyrille Dubois, Fortunio ; Anne-Catherine Gillet, Jacqueline ; Franck Leguérinel, Maître André ; Jean-Sébastien Bou, Clavaroche ; Philippe-Nicolas Martin, Landry ; Pierre Derhet, Lieutenant d’Azincourt ; Thomas Dear, Lieutenant de Verbois ; Aliénor Feix, Madelon ; Luc Bertin-Hugault, Maître Subtil ; Geoffroy Buffière, Guillaume ; Sarah Jouffroy, Gertrude. Chœur Les éléments (chef de chœur : Joël Suhubiette), Orchestre des Champs-Elysées, direction : Louis Langrée
On pourrait rêver d’une Véronique ou surtout d’une Basoche montée avec le même soin et le même respect….