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Buuxelles- La Monniae- 5-XI-2019. Arthur Honegger ( 1892-1955) : Jeanne d’Arc au Bûcher, oratorio dramatique en onze scènes et un prologue sur un texte de Paul Claudel, version de 1946. Mise en scène, décor, éclairage et costumes : Romeo Castellucci. avec la collaboration de Silvia Costa et de Marco Giusti. Dramaturgie : Piersandra di Matteo. Avec Audrey Bonney, Jeanne d’Arc; Sébastien Dutrieux, Frère Dominique;; Ilse Eerens, la Vierge; Tineke van Ingelgem : Marguerite; Aude Extrémo : Catherine; Jean-Noel Briend , Jérôme Varnier, Louka Petit-Taborelli, Geoffrey Boissy, Gwendoline Blondeel, Alice hermand, Siobahn Mathiak, solistes du chant. Choeurs d’enfants et des jeunes de la Monnaie, Académie des choeurs de la Monnaie, direction Benoît Giaux. Choeurs symphoniques de la Monnaie, préparés par Christophe Talmont. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction générale : Kasushi Ono
En écho à la Giovanna d'Arco de Verdi donnée en concert voici un mois, La Monnaie reprend la production de la Jeanne au Bûcher d'Arthur Honegger sur le texte de Paul Claudel, déjà vue à Lyon début 2017, dans la mise en scène décapante mais contestable de Roméo Castellucci.
Au lever de rideau, nous sommes – et pour un (trop ?) long prologue sans musique – en fin de journée, dans une classe d'un collège de la France profonde, aux murs délavés et crasseux, aux vitres hautes et épaisses, sous l'éclairage de tubes blafards. Après la sortie des élèves – en uniformes – très bas bleus, sous le regard sévère d'une irréprochable maîtresse, un concierge en tablier gris commence son service de nettoyage mais disjoncte au bout de quelques minutes : il envoie par la porte de plus en plus violemment chaises et bancs, descelle tableau noir et armoires, décroche les portraits officiels ou l'horloge, jette bas la carte de France, se barricade. Folie ? Accès de fureur? Incarnation magique et menaçante sous les grésillements d'un néon défaillant ? La musique d'Honegger s'élance écartelée entre les abîmes de la fosse (pour l'orchestre) et les cintres ou le « pigeonnier » (pour les chœurs et les solistes du chant). Au son du solo liminaire de soprano sur le « de profundis » chanté en français, et comme tombé du ciel (!) le possédé s'attaque au linoleum, creuse le sol et commence à retirer lentement au fil des premières scènes les couches superficielles de son grimage pour se muer lentement en femme, « simple » héroïne, dans le dénuement progressif mais total de son corps, jusqu'au dénouement symbolique de son épaisse chevelure cachée sous un postiche ! A nous aussi il faudra retourner la Terre et nous débarrasser de nos clichés stratifiés sous des siècles de mémoire trompeuse pour rendre à Jeanne la substantifique moelle originelle du personnage historique et avant tout de la femme sacrifiée. Nous sommes donc loin de l'obscène ou du pornographique dénoncés stupidement par une organisation intégriste catholique – Pro Europa Christiana – laquelle avait sommé, de manière assez surréaliste, la maison d'opéra bruxelloise de retirer le spectacle de l'affiche !
Le statut de l'œuvre d'Honegger/Claudel demeure ambigu, situé entre pur oratorio dramatique aux deux principaux rôles confiés à des récitants et mystère scénique avec une importance primordiale laissée aux chœurs. Ceux-ci seront ce soir délibérément sacrifiés, postés donc au « paradis » du théâtre, ils enserrent dans les hauteurs l'auditoire, immatériels menaçants ou prophétiques, mais leur absence du plateau relève du hiatus, par la négation même de leurs incarnations au fil du récit , le tout dans une présence sonore fatalement quelque peu émoussée. Certes, l'on évite le prosaïsme tautologique de mises en espace « faciles » ou trop littérales (le procès intenté par la « our des Bêtes », « l'invention du jeu de cartes ») déjà encourues ailleurs. Mais dans cette dynamique, même le sacro-saint bûcher nous est épargné. Cette focalisation exacerbée sur le rôle–titre, va quelque peu à l'encontre du dramatisme moteur de la partition même. Du moins les forces lyriques, solistes compris, sont–elles, musicalement irréprochables malgré leur invisibilité délibérée et péremptoire.
Par le truchement de moyens techniques assez simples, et la sobriété du jeu des éclairages, la scène évolue très vite : l'on quitte par des jeux de tentures cette sinistre classe ravagée, – à laquelle on reviendra dans les ultimes instants – l'espace de jeu devient symboliquement cour de justice parodique, dont Jeanne est la marionnette, ou évocation festive et insigne – marquée du sceau gothique au nom même de l'actrice, Audrey Bonnet, comme suprême dérision de l'incarnation- du couronnement de Charles VII. Mais c'est la camera obscura mi-initiatique mi-funéraire lors de l'ultime scène qui frappe le plus les esprits : Jeanne y quittera nudité pour un voile noir, mi tchador mi linceul, symbole de toutes les persécutions faites aux femmes, et se fondra dans l'uniforme noirceur du décor jusqu'à sa totale disparition.
Le metteur en scène entend restituer le personnage dans sa généalogie plus symbolique qu'historique ou légendaire, loin de toute distorsion nationaliste ou fondamentaliste. Cette vision glorifie l'archétype singulier, par-delà le Bien et le Mal, de la femme libre aux milieux de ses fers, persécutée jusqu'au supplice pour son énergique volonté d'émancipation. Pour Castellucci, c'est l'héroïne qui demeure donc centrale en ce flash-back mnésique mené à rebours à l'invitation du frère Dominique (muté ici en imperturbable proviseur médiateur ou accusateur, au fil de l'étrange fort-chabrol scolaire initial, et incarné par un sobre Sébastien Dutrieux). Jeanne relit le livre d'images de sa vie, à travers la quête quasi archéologique de son personnage et de ses attributs – à l'image de l'épée immense de la scène IX – extraite des entrailles de la terre, telle la pierre cachée des alchimistes médiévaux. On ne peut qu'y admirer la totale et sublime incarnation d'Audrey Bonnet, inspirée dans cette perspective mémorielle : une implication de tous les instants, dans des registres très diversifiés, oscillant entre force herculéenne déployée lors de l'interminable liquidation initiale du plateau et fragilité enfantine du Trimazo de la scène X, doublée d'un spectre de dynamiques vocales incroyables depuis les chuchotements gutturaux du concierge déjanté, jusqu'aux vociférations féroces et quasi incantatoires lors de la scène du bûcher. Il faut aussi mentionner une gestuelle très étudiée (la manière dont elle guide le cheval (laissé pour mort ?) du Roi-qui-va- à- R(h)eims ! ) et une expression corporelle en totale adéquation avec la vision très orientée vers un dépouillement certain du metteur en scène.
Kasushi Ono retrouve après dix ans d'absence la fosse où il a jadis officié, toujours pour le meilleur. On retrouve cette direction tendue acérée, d'une grande palette expressive, tant dans la véhémence très noire des moments les plus dramatiques que dans les évocations plus naïves ou parodiques des scènes populaires. Le chef subjugue à la fois par le fort impact théâtral de sa direction que par l'attention extrême apportée aux détails plus chambristes de certaines pages. L'orchestre en grande forme ce soir, semble galvanisé, presque autre, plus sombre, et présent, direct et compact qu'à l'accoutumée.
Pour cette impeccable réalisation musicale et pour l'incarnation d'Audrey Bonney en Jeanne, ce spectacle passionnant même si, contestable par certains parti-pris, vaut assurément un large coup d'œil et d'oreille !
Crédits photographiques : Audrey Bonnet Jeanne d'Arc au bûcher © B.Uhlig
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Buuxelles- La Monniae- 5-XI-2019. Arthur Honegger ( 1892-1955) : Jeanne d’Arc au Bûcher, oratorio dramatique en onze scènes et un prologue sur un texte de Paul Claudel, version de 1946. Mise en scène, décor, éclairage et costumes : Romeo Castellucci. avec la collaboration de Silvia Costa et de Marco Giusti. Dramaturgie : Piersandra di Matteo. Avec Audrey Bonney, Jeanne d’Arc; Sébastien Dutrieux, Frère Dominique;; Ilse Eerens, la Vierge; Tineke van Ingelgem : Marguerite; Aude Extrémo : Catherine; Jean-Noel Briend , Jérôme Varnier, Louka Petit-Taborelli, Geoffrey Boissy, Gwendoline Blondeel, Alice hermand, Siobahn Mathiak, solistes du chant. Choeurs d’enfants et des jeunes de la Monnaie, Académie des choeurs de la Monnaie, direction Benoît Giaux. Choeurs symphoniques de la Monnaie, préparés par Christophe Talmont. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction générale : Kasushi Ono
J’y étais et je me suis embêté; oui, j’ai trouvé le prologue silencieux (25′ !) trop long, j’ai été irrité par le texte bigot et ringard de Claudel, et j’ai trouvé la musique vieillotte. (à la même époque, Prokofiev, Chosty, Martinu, Villa-Lobos !! …). Merci quand même pour cette critique qui « m’explique » un peu ce que j’aurais dû comprendre …