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Longtemps l’enregistrement fut conçu et vécu comme un legs pour la postérité, l’aboutissement de la connaissance intime d’une œuvre, la synthèse de nombreux concerts toujours perfectibles, le couronnement d’une carrière ou d’une vision exceptionnelle. Qu’en est-il de nos jours ?
C’est peu dire que les techniques de fixation des informations et signaux sonores destinées à leur conservation et à leur reproduction ad libitum ont formidablement progressé depuis les travaux princeps de l’Américain Thomas Edison vers 1877. Cent-cinquante ans plus tard, la production de nouveautés et de rééditions discographiques fait preuve d’une production insolente, en ligne mais aussi en disque physique. Comme si à ceux qui prédisent depuis longtemps la fin imminente du CD – aux États-Unis le vinyle s’apprête à le dépasser en termes de revenus* – celui-ci semblait répondre, bravache, « Le CD meurt mais ne se rend pas ! ».
La baisse exponentielle des coûts de production et de diffusion en près de 150 ans (diffuser mondialement et de manière illimitée un enregistrement sur YouTube coûte désormais… 0€) a comme corollaire une toute aussi extraordinaire progression du nombre d’interprétations et de la qualité technique de l’exécution de la majorité des instrumentistes (même très jeunes). C’est une accélération époustouflante dans tous les domaines d’activité de notre société à laquelle nous assistons.
En fait, plus encore qu’à une accélération, c’est même à un renversement systémique auquel nous sommes confrontés. Hier, l’enregistrement précieux consacrait les grands maîtres dans un monde de rareté de l’information. Aujourd’hui, il est avant tout un outil promotionnel pour tenter de surnager dans un monde de surabondance. Les artistes sont désormais « contraints » d’avoir une actualité discographique. A l’heure des chaînes YouTube, des pages officielles Facebook, l’enregistrement garde une aura héritée de son passé, et les labels se comptent par centaines (plus de 630 recensés par ResMusica). Il y a donc l’embarras du choix pour se faire éditer, mais les volumes de vente lilliputiens ne permettent pas à ces labels souvent confidentiels d’avoir une vraie politique de diffusion et de promotion de leurs artistes. Cette politique repose du coup sur les artistes, les maisons d’opéra ou les orchestres, quand ils ne créent pas carrément leur propre label.
Elle est déjà bien éloignée l’époque où les débats discographiques ne concernaient qu’un pool plutôt modeste de versions concurrentes que les chroniqueurs spécialisés partageaient avec délectation après d’intenses fréquentations.
L’effet pervers du phénomène paraît évident. Les enregistrements se multiplient à l’infini et compte-tenu de la magnifique maîtrise technique (et parfois artistique) du plus grand nombre des instrumentistes concernés, la majeure partie des réalisations sont difficiles à départager au sein d’une myriade d’enregistrements de bon aloi. Signe d’une époque révolue, le Dictionnaire des disques et des compacts (Bouquins, Robert Laffont) a été un guide de référence des mélomanes de 1981 à sa quatrième et dernière édition en 1991, avant d’être dépassé par le dynamisme des publications.
Pour les répertoires les plus fréquentés, le critique a bien du mal à confronter le nouvel arrivant avec l’ensemble des enregistrements disponibles et ceux fugitivement édités ou réédités, sans parler de la diversification des modes d’interprétations (baroqueux, historiquement informés…) qui élargit encore le spectre. Pour les répertoires plus confidentiels, la course à l’inédit et à l’exhumation de raretés peut déborder le public qui n’est pas aussi curieux et ouvert à la nouveauté qu’on pourrait l’espérer.
La publication perfectible, la multiplicité des choix, l’étape provisoire suivie d’autres tentative, conduiront à l’oubli le plus grand nombre des enregistrements. Mais la musique savante, art exigeant, exerce et continuera à exercer sa fascination. Le temps fera son tri et les artistes exceptionnels trouveront toujours par-delà leur mort des admirateurs qui sauront faire revivre leurs créations, fussent-ils une poignée de connaisseurs.
Dans l’immédiat, osons dessiner un monde idéal où chaque acteur de la chaîne de transmission du plaisir musical apporterait sa meilleure contribution :
- Pour les artistes, n’investir dans la réalisation d’un enregistrement que lorsque celui-ci constitue un aboutissement longuement mûri ;
- Pour les labels, avoir l’exigence de ne pas être un simple prestataire de service mais créer et respecter une ligne éditoriale réfléchie, qui a un sens et entend marquer son époque ;
- Pour les médias, avoir une ligne rédactionnelle, résister aux pressions amicales ou commerciales, faire la guerre aux esprits de chapelles, avoir le droit d’être subjectif mais n’être injuste contre personne ;
- Pour les diffuseurs, canaux de distribution physique ou en ligne, retrouver le sens de la sélection, porter l’engagement d’un choix personnel, proche de ceux qui font la musique comme de ceux qui la reçoivent, pour redonner aux clients curieux le goût de ce qu’on trouve ici et nulle part ailleurs.
Si tous ces acteurs pouvaient contribuer ainsi à la conception et à la diffusion des enregistrements, alors la question de savoir si tel nouvel album d’un artiste est une référence pour la postérité ou un simple outil de promotion jetable, serait dépassée. Un enregistrement serait le témoignage ici et maintenant d’un musicien et d’un art vivants et tournés vers l’éternité, tout simplement.
Le grand apport de la technologie digitale a l’enregistrement a été le sauvetage des enregistrements tres anciens sur rouleaux de cire et baquelite. On peut ainsi admirer l’art de Caruso et de Chaliapine avec un son acceptable.
La multiplicité des enregistrements ne me gène pas plus que ca. Certes le choix des thèmes des CD frôle souvent le ridicule: Bach for babies, La mer, les sinfoniettas, etc… Le public fait très vite le tri. Et le temps assure une sélection naturelle.