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Bruxelles. Théâtre royal flamand (KVS). 29-IX-2019. Benjamin Attahir (né en 1989) : le silence des ombres (La mort de Tintagiles, Intérieur, Alladine et Palomides), d’après les trois petits drames pour marionnettes de Maurice Maeterllinck. Mise en scène : Olivier Lexa. Décors et costumes : étudiants de la section scénographie de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de la Cambre, encadrés par Véronique Leyens et Simon Siegmann. Éclairages : Alexander Koppelmann. Film (pour Intérieur) : Olivier Lexa et Simon van Rompay. Avec : Julia Szproch (Tintagiles, Alladine), Raquel Camarinha (Ygraine, Marie, Astolaine), Pierre Derhet (le Paysan, Palomides), Renaud Delaigue (Aglovale, Ablamore ), Clémence Poussin (Bellangère, Marthe, Troisième sœur de Palomides), Morgane Heyse (première servante, première sœur de Palomides), Gwendoline Blondeel (deuxième servante, deuxième sœur de Palomides), Sarah Théry (Troisième servante, quatrième sœur de Palomides), Sébastien Dutrieux (l’étranger, le médecin), Luc Van Grunderbeeck (le vieillard). Orchestre de chambre de la Monnaie, Benjamin Attahir : direction
Le silence des Ombres, donné en création mondiale à Théâtre royal flamand de Bruxelles, est le fruit de la rencontre romaine en 2017 de Peter de Caluwe, Olivier Lexa et Benjamin Attahir, alors résident à la villa Médicis : un projet musical mené autour des trois petits drames pour marionnettes publiés par Maurice Maeterlinck en 1894, peu après la première « théâtrale » de Pelléas et Mélisande.
Ygraine, seule parmi sa fratrie, se révolte contre sa grand-mère, reine omnipotente mais invisible, et tente vainement de soustraire son petit frère Tintagiles, promis à une mort atroce, des griffes de l'aïeule.
Un vieillard et un étranger contemplent à distance le bonheur d'une famille heureuse et muette, avant de, par devoir, leur annoncer la terrible nouvelle du (probable) suicide, évoqué à demi-mots, d'une de leur fille.
Le roi Ablamore aime sans retour sa suivante Alladine et s'apprête à marier son unique fille Astolaine au prince Palomides, mais au fil de l'intrigue Palomides et Alladine découvrent leur amour réciproque. Prisonniers au fond d'une grotte où le roi jaloux et vengeur les a enfermés, avant de s'enfuir à jamais, ils sont tardivement remontés en pleine lumière à la surface par Astolaine, et mourront (telle Mélisande ?) d'un mal informulable, faute de parvenir à s'oublier l'un l'autre.
Les livrets des trois petits drames pour marionnettes de Maurice Maeterlinck, sont partagés entre symbolisme et indicible, et remarquables par leur puissance évocatrice, étouffante et quasi funèbre. La précision et le dépouillement de leur lexique ont fécondé l'imaginaire musical de Benjamin Attahir pour ce Silence des Ombres – celui des promis à la mort ou à la disparition. Ces condensés d'opéra, à la fois tragiques et intimes, bénéficient de l'écrin idéal du théâtre flamand de Bruxelles pour leur mise en espace.
Le compositeur et chef d'orchestre a dû tenir compte de la topographie des lieux (une fosse d'orchestre très étroite) pour in fine imprimer un registre chambriste à ces trois courtes partitions (près d'une heure trente pour Alladine quand même). Une petite vingtaine d'instrumentistes créent une atmosphère à la fois médiate et mystérieuse, sombre et tendue, précise et lyrique. Un ensemble de huit cordes graves, sans violon, une petite harmonie à la distribution originale (piccolo, hautbois d'amour, clarinette basse et contrebasson, et, outre deux cors, un serpent renaissant au timbre énigmatique rauque et chaleureux, et un saxhorn retenu pour l'incisivité de ses attaques) sont sertis d'un trio résonnant (piano, harpe, vibraphone) et d'une discrète mais essentielle percussion assurant un certain continuum sonore. La partition d'orchestre, très travaillée, se veut moderne et sans agressivité gratuite, originale dans son post-modernisme, sans citation textuelle ou stylistique, mais dans le souvenir d'une certaine tradition française. L'ombre de Claude de France est certes là, mais tranquillement dormante. C'est l'action scénique qui gouverne le geste musical global, enchâssé dans un canevas de leitmoiv « mutant » d'un opéra à l'autre. Et malgré ici ou là un court solo dévolu à tel pupitre, la musique se veut immuable, sans inutiles commentaires ou interludes. Les trois partitions vont chacune dans le sens d'un crescendo dramatique par effet d'accumulation ou d'amplification sonores, mais le petit orchestre reste surtout dévolu au soutien des lignes vocales, parfois richement ornementées (Alladine !) dans le souvenir d'un Orient onirique, tantôt doublées, tantôt amoureusement harmonisées. L'énoncé du drame est réservé aux acteurs-chanteurs à la manière d'une conversation en musique, parfois âpre ou violente, – pour La mort de Tintagiles ou Alladine et Palomides – ou, dans Intérieur, du mélodrame parlé, sur fond de commentaire instrumental plus preste. Justice est rendue au texte et à la langue française par un débit syllabique relativement lent, plus dans la descendance avouée d'un Poulenc – celui de la Voix humaine ou des Dialogues des carmélites – que dans celle du Pelléas et Mélisande de Debussy… dont Attahir a délibérément voulu s'écarter, mais dont l'ombrage reste toutefois assez écrasant.
La mise en scène d'Olivier Lexa est réaliste, dans un décor épuré mais menaçant, avec des costumes quasi gothiques (réalisés par les étudiants en scénographie auprès de l'École nationale supérieure des Arts Visuels de la Cambre) et sous les éclairages d'Alexander Koppelmann tantôt très sombres tantôt d'une aveuglante puissance. Elle ne surligne jamais la trame dramatique et laisse outre une part de non-dit au silence des humbles et des ordres invisibles, une vaste emprise à l'imaginaire du spectateur, par exemple par un habile jeu d'ombres chinoises (La mort de Tintagiles, Alladine et Palomides) ou par quelques projections de tout ou partie de tableaux évocateurs (volet central de l'Agneau Mystique de van Eyck, Ophélie de Millais, toiles de Füssli). Une courte vidéo de Simon Van Rompay contre-pointe également la mise en espace d'Intérieur, le « mélodrame » central : dans ce film, tous les personnages du spectacle se croisent, comme dans un mauvais rêve, dans une chambre d'asile sous le regard du corps médical. L'évocation de la folie y côtoie celle de la pulsion de mort la plus criminelle en totale opposition avec la douceur inquiétante et étrange de l'action théâtrale ; un procédé « fugué » qui explicite la violence inconsciente ou refoulée du texte et des situations dramatiques.
L'on retrouve la même équipe, très homogène et motivée, de jeunes chanteurs, revêtant plusieurs rôles tout au long du spectacle. On ne peut que louer l'effort considérable et le soin apporté à la prosodie et à l'énoncé de la langue française par tous. La soprano polonaise Julia Szproch, au timbre lustral et à l'impeccable émission, nous émeut tant par la fragilité imprimée à un Tintagiles victime et innocent, qu'à une Alladine en proie à un destin et à un amour « coupable » qui la dépassent. Raquel Camarinha, soprano un peu plus sombre, nimbe de sa voix plus charnue une Ygraine révoltée et une Astolaine aussi libératrice que fataliste. Renaud Delaigue, basse idéalement mordorée, campe deux anti-héros fatigués par le Destin, Aglovale et Ablamore, plus Arkel que Golaud, plus humains qu'autoritaires. Outre des seconds rôles tout aussi parfaitement distribués, la palme revient toutefois conjointement d'une part au jeune ténor belge Pierre Derhet, Palomides idéal par son timbre et sa large tessiture de ténor à la française ou encore par son implication lyrique (à n'en pas douter un futur Pelléas de grande classe !) et au comédien Luc Van Grunderbeeck, lequel porte à lui seul, par l'intensité de sa présence, les brisures soudaines d'Intérieur, véritable clé de voûte du spectacle, à un terrible point d'incandescence.
Parallèlement à la création du térébrant Macbeth underwrorld de Pascal Dusapin, La Monnaie nous offre donc une autre création mondiale opératique de grande qualité, mais sise aux antipodes esthétiques. Le symbolisme parfois délicieusement suranné de Maeterlinck y est fécondé tant par la magnifique partition de Benjamin Attahir que par le talent et l'implication de chaque artiste, musicien, chanteur, acteur, ou scénographe, pour une sublimation cathartique du mal-vivre absolu. Cette coproduction de la Monnaie et du KVS (le théâtre royal flamand de Bruxelles) est ainsi une totale réussite visuelle, dramatique et musicale, lovée entre les suggestions énigmatiques des textes et l'inconscient de chaque spectateur, par un sens aigu et immanent du non-dit, « drame de l'existence elle-même » selon la poétique de l'auteur belge.
Crédits photographiques : mise en scène du Silence des ombres © Gianmaria De Luca ;
Benjamin Attahir © Julian Hargreaves
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Bruxelles. Théâtre royal flamand (KVS). 29-IX-2019. Benjamin Attahir (né en 1989) : le silence des ombres (La mort de Tintagiles, Intérieur, Alladine et Palomides), d’après les trois petits drames pour marionnettes de Maurice Maeterllinck. Mise en scène : Olivier Lexa. Décors et costumes : étudiants de la section scénographie de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de la Cambre, encadrés par Véronique Leyens et Simon Siegmann. Éclairages : Alexander Koppelmann. Film (pour Intérieur) : Olivier Lexa et Simon van Rompay. Avec : Julia Szproch (Tintagiles, Alladine), Raquel Camarinha (Ygraine, Marie, Astolaine), Pierre Derhet (le Paysan, Palomides), Renaud Delaigue (Aglovale, Ablamore ), Clémence Poussin (Bellangère, Marthe, Troisième sœur de Palomides), Morgane Heyse (première servante, première sœur de Palomides), Gwendoline Blondeel (deuxième servante, deuxième sœur de Palomides), Sarah Théry (Troisième servante, quatrième sœur de Palomides), Sébastien Dutrieux (l’étranger, le médecin), Luc Van Grunderbeeck (le vieillard). Orchestre de chambre de la Monnaie, Benjamin Attahir : direction