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Francfort. Opernhaus. 1-III-2019. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra comique en quatre actes sur un livret d’Henry Meillac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée. Mise en scène : Barrie Kosky. Décors et costumes: Katrin Lea Tag. Lumières : Joachim Klein. Avec : Zanda Švēde, Carmen ; Evan LeRoy Johnson, Don José ; Nadja Mchantaf, Micaëla ; Kihwan Sim, Escamillo ; Sydney Mancasola, Frasquita ; Karen Vuong, Mercédès ; Mikołaj Trąbka, Moralès/le Dancaïre ; Jaeil Kim, le Remendado ; Božidar Smiljanić, Zuniga ; Claude De Demo, Voix de Carmen. Chor, Extrachor (chef de chœur : Tilman Michael) et Kinderchor (chef de chœur : Markus Ehmann) et Frankfurter Opern-und Museumorchester, direction : Leo Hussain
La Carmen imaginée en 2016 par le metteur en scène australien est une production irrésistible. Confirmation avec cette seconde reprise accueillie triomphalement.
Tcherniakov avait fait très fort à Aix. Le seul défaut de sa Carmen était son impuissance à convaincre tout un chacun : les uns étaient en larmes tandis que les autres pointaient le détournement du chef-d'œuvre. Tout aussi radical, Kosky rallie tout le monde, celui qui est capable de chanter tous les rôles, le novice, l'enfant. Une vision pour tous. Et pourtant une Carmen comme personne.
À commencer par la radicalité de son décor unique : une signifiante volée de marches ultra-pentues (il s'agit d'une portion d'arène) s'avançant imperceptiblement au plus près du spectateur pour de rares moments stratégiques. Cet espace des plus contraignants pour d'autres est des plus stimulants pour Kosky (on se rappelle la boîte, la terre battue, le petit théâtre tournant de ses Castor, Saul et Pelléas respectifs). Dans cet environnement aux allures de grand escalier des comédies et revues musicales, le metteur en scène australien fait de chaque numéro un numéro, alignant les images mémorables : Carmen seule les yeux dans les yeux du spectateur au lever de rideau, Carmen faisant prestement dévaler les marches au chignon de son ennemie cigarière, Carmen au niveau de la première marche liée par une immense corde (unique accessoire) tenue par un José la dominant du haut de la seizième, avant que le rapport de force ne s'inverse…
Le chœur est lui aussi invité à arpenter comme un seul homme le périlleux édifice pour de vertigineuses entrées et sorties. Il faut également voir les hommes glisser de cour à jardin vers les cigarières, ou encore les enfants, munis chacun d'un instrument de musique, dévaler la pente à toute vitesse pour se blottir en son centre. Le spectacle est en fait une gigantesque chorégraphie née d'une imagination débordante (celle d'Otto Pischler), et menée tambour battant par six danseurs survoltés qui font ce qu'ils veulent de leur corps, notamment les trois garçons, boys band torride et hilarant, contaminant de leur folie les solistes (des Tringles des sistres millimétrés, un Quintette donnant littéralement à voir son invraisemblable mécanique horlogère), et même le chœur lors du génial Quant au douanier c'est notre affaire, sommet jouissif de la soirée. Carmen vue comme un gigantesque show. Mais pas que.
Si Kosky a perçu l'aspect nietzschéen de l'opéra le plus joué dans le monde, il n'oublie pas qu'en 1875, quelques mois avant sa propre mort, l'opérette noire de Bizet a porté un coup fatal au genre de l'opéra comique en lui offrant son premier meurtre. Sa Carmen, qui n'esquive rien d'une certaine violence des rapports humains (l'accueil particulièrement odieux que la soldatesque réserve à Micaëla), se veut questionneuse du rôle-titre. Lorsque Kosky fait se relever l'héroïne après sa mort, le spectateur est clairement invité à s'interroger sur ce qu'il a vu, sur l'identité même de cette Carmen aux multiples costumes : femme-toréador sur le Prélude, femme-homme chez les cigarières, femme-femme chez Lilas Pastia, enfin invraisemblable femme-sexe dans l'arène finale, traînant derrière elle, sur toute la hauteur de l'escalier, l'image vers laquelle toutes auront convergé : celle d'un triangle noir inversé, formé par la traîne monstrueusement démesurée de son ultime robe…
La mezzo lettone Zanda Švēde est tout cela, entraînant par-delà la séduction de son timbre, une distribution sûre de ses effets dans un contexte aussi inspiré. Le Don José d'Evan LeRoy Johnson, encore un peu gauche en scène, fait forte impression, notamment au finale où il pousse spectaculairement le curseur des décibels. C'est en outre celui qui maîtrise le mieux la langue de Molière. Nadja Mchantaf est une Micaëla inhabituellement corsée. Kihwan Sim un Escamillo efficace bien que peu compréhensible. Du solide ensemble formé par les comparses de Carmen se détache l'aigu décomplexée de Sydney Mancasola en Frasquita. Le Chœur, pièce maîtresse comme toujours avec Kosky, ne ménage pas son engagement.
Autre originalité de ce spectacle original : sa musique. Kosky règle de façon particulièrement convaincante le récurrent dilemme Guiraud versus V.O. en empruntant au livret de Meilhac et Halévy, à la Carmen de Mérimée des textes qu'il confie à la voix off en français d'une paisible Carmen-narratrice. Constantinos Carydis a arrangé la partition à partir d'une proposition de Michael Rot basée sur les multiples sources parmi lesquelles Bizet n'a pas eu le temps de trancher. On va de surprise en surprise, les plus notables étant, au I, le rétablissement des Couplets de Moralès ainsi qu'une version de la Habanera que l'on verrait bien supplanter le répétitif de celle en vogue.
Leo Hussain a fort à faire pour gérer bon nombre de décalage audibles en ce soir de nouvelle première, mais l'indulgence est de mise face à la mécanique Kosky, lancée à toute allure, sans les applaudissements d'usage à l'arrivée du chef en fosse, le noir subit tombant en même temps que claque la première note du Prélude.
« Et alors ? » semble demander Carmen ressuscitée par la dernière image. Ou bien : « À qui le tour ? » Ou encore : « Et maintenant ? » Il est vrai qu'après un spectacle aussi enthousiasmant, le spectateur se demande lui aussi, au sortir de l'Opernhaus, quel va pouvoir être dorénavant l'avenir scénique de Carmen. On comprend difficilement que cette production qui déchaîne cris d'enthousiasme en tous genres, prêtée par Francfort à Londres cette saison, un peu comme les musées se prêtent leur pièces maîtresses, n'ait pas encore eu les honneurs d'une parution en DVD.
Crédits photographiques : © Barbara Aumüller
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Francfort. Opernhaus. 1-III-2019. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra comique en quatre actes sur un livret d’Henry Meillac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée. Mise en scène : Barrie Kosky. Décors et costumes: Katrin Lea Tag. Lumières : Joachim Klein. Avec : Zanda Švēde, Carmen ; Evan LeRoy Johnson, Don José ; Nadja Mchantaf, Micaëla ; Kihwan Sim, Escamillo ; Sydney Mancasola, Frasquita ; Karen Vuong, Mercédès ; Mikołaj Trąbka, Moralès/le Dancaïre ; Jaeil Kim, le Remendado ; Božidar Smiljanić, Zuniga ; Claude De Demo, Voix de Carmen. Chor, Extrachor (chef de chœur : Tilman Michael) et Kinderchor (chef de chœur : Markus Ehmann) et Frankfurter Opern-und Museumorchester, direction : Leo Hussain