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Milan. Teatro alla Scala. 17-XI-2018. György Kurtág (né en 1926) : Samuel Beckett : Fin de partie, scènes et monologues, opéra en un acte d’après la pièce de Samuel Beckett, adaptée par le compositeur. Mise en scène : Pierre Audi. Décors et costumes : Christof Hetzer. Avec : Frode Olsen (Hamm) ; Leigh Melrose (Clov) ; Hilary Summers (Nell) ; Leonardo Cortellazzi (Nagg). Orchestra del Teatro alla Scala, direction : Markus Stenz
Pour ses débuts tardifs à l'opéra, Kurtág offre au public une œuvre puissante à la séduction immédiate et durable.
Enfin ! Commandé par Alexander Pereira alors au Festival de Salzbourg, puis programmé et déprogrammé chaque année au Teatro alla Scala, le premier opéra de György Kurtág avait fini par être une Arlésienne à laquelle beaucoup finissaient par ne plus croire. Le compositeur a aujourd'hui 92 ans, et il est sans aucun doute le novice le plus âgé de toute l'histoire de l'opéra. Le 15 novembre 2018, l'attente a donc connu son terme : Fin de partie, ou plus précisément Samuel Beckett: Fin de Partie, Scènes et monologues, opéra en un acte, pour reprendre le titre complet donné par Kurtág, a enfin fait ses débuts sur la scène de la Scala.
Mais oublions un moment ces données biographiques, l'attente, le respect dû à un des compositeurs majeurs de notre temps. Le résultat est-il à la hauteur des espérances ? Ce long processus d'écriture joint à l'inexpérience théâtrale de Kurtág pouvaient-ils lui permettre de franchir les écueils terribles qu'affrontent tous les opéras contemporains ? Fin de partie répond à toutes les interrogations, toutes les inquiétudes même qu'on pouvait avoir avant cette création, avec un désarmant naturel : oui, Fin de partie est un vrai opéra, un opéra fort, dense et remarquablement construit. C'est naturellement sur la version française de la pièce que Kurtág a travaillé, à partir d'un livret qu'il a lui-même construit, en privilégiant des moments-clefs, scènes et monologues, se réservant du reste le droit de compléter son travail par d'autres parties de la pièce non présentes ce soir. Pour mettre ce texte français en musique, il a méticuleusement fait l'étude de la prosodie chez Debussy, Poulenc ou Messiaen, et il parvient ainsi à un naturel de chant en français sur lequel bien des compositeurs hexagonaux ont achoppé depuis des décennies, sans jamais se contenter de copier Pelléas ou Saint François. Cela ne suffit pas forcément pour que la diction des chanteurs permette de comprendre directement tout le texte chanté, mais l'effort d'intelligibilité est remarquable. La voix et le texte, ici, sont néanmoins primordiaux, ce qui est loin d'être une évidence dans l'opéra contemporain (que l'on pense seulement aux opéras philosophiques de Rihm ou de Dusapin).
Kurtág ne pouvant plus se déplacer, des répétitions sans puis avec orchestre ont été organisées à Budapest pour qu'il puisse faire travailler les chanteurs. Même en connaissant l'exigence habituelle de Kurtág à l'égard de ses interprètes, le résultat impressionne par le naturel et l'expressivité qu'il a obtenus de chacun des quatre solistes ; toute trace des difficultés inhérentes à l'interprétation d'une musique inédite est effacée. On connaît bien Hilary Summers, remarquable de poésie et de fantaisie en plus du charme de son timbre velouté et profond, et on ne pourra que rêver à l'opéra que Kurtág aurait pu écrire pour elle sur Oh les beaux jours, dont son rôle est proche ; on connaît moins Leonardo Cortellazzi, délicieux ténor bouffe : leurs dialogues sont d'une drôlerie et d'une émotion irrésistibles.
L'autre duo de la soirée, lui, est naturellement plus noir : Leigh Melrose (Clov) passe avec brio d'un état à l'autre, mais le triomphateur de la soirée est sans aucun doute Frode Olsen (Hamm), et pas seulement parce qu'il a le premier rôle. L'écriture de Kurtág, et ce n'est pas une mince qualité, offre un écrin à sa voix de bronze et lui permet de donner toute la mesure de ses capacités d'expression, de la colère au mépris, de l'ironie à cette nostalgie et ce renoncement qui marquent de plus en plus le rôle à la fin du spectacle. Grâce à lui comme grâce à ses partenaires, cette première interprétation gardera pour longtemps l'aura d'une exécution modèle dont les interprètes futurs pourront s'inspirer.
Le travail dans la fosse de Markus Stenz, avec un orchestre peu habitué à la musique contemporaine, est d'une même richesse et d'une même précision, qui sont pour beaucoup dans l'enthousiasme que suscite la représentation. La mise en scène, confiée à Pierre Audi après le décès en 2015 de Luc Bondy à qui cette création avait été initialement confiée, est quant à elle surtout claire et fonctionnelle, avec un jeu inattendu mais esthétique et efficace sur l'intérieur et l'extérieur : on pourrait rêver plus inventif, mais ce n'est pas une mauvaise chose quand l'enjeu est d'abord la découverte d'une œuvre nouvelle.
Mais il faut aussi, sous réserve d'un examen plus approfondi, situer ce chef-d'œuvre dans la carrière de son compositeur. Pour Kurtág, l'œuvre de Beckett, et en particulier Fin de partie qu'il avait vu à Paris en 1957 peu après la création de la pièce, est un sujet d'inspiration depuis longtemps, et ce n'est pas la première fois qu'il met en musique Beckett. Plus largement, la voix occupe une place essentielle dans l'œuvre de Kurtág, au fil de cycles où la voix, soprano ou plus rarement baryton, est accompagnée par les instruments les plus divers, solo ou en formation de chambre, et on aurait pu s'attendre à ce que ses premiers pas à l'opéra soient une extension de cette longue expérience avec la voix chantée où l'aphorisme, le fragment, l'éclat sont premiers. Erreur : Fin de partie est tout sauf l'extension démesurée d'un de ces cycles, mais un véritable opéra qui assume parfaitement la continuité du flux musical, réparti en une série de grandes scènes d'une puissante cohérence. Les caractéristiques de l'écriture orchestrale de Kurtág n'en sont pas entièrement bouleversées : le travail par petites touches instrumentales, la fragmentation d'un orchestre qu'on entend rarement dans son ensemble ; pour autant, la primauté laissée au texte et la multiplicité des approches de la relation entre texte/voix et accompagnement/orchestre favorisent une continuité et une expressivité inhabituelle – pas par facilité, mais comme le fruit d'une réflexion puissante sur le théâtre musical.
L'ancrage de son activité de compositeur dans des hommages et des allusions à toute l'histoire de la musique occidentale est pour Kurtág une nécessité vitale, et l'œuvre regorge d'allusions, souvent indiquées par le livret (hommage à Moussorgski, « comme une mélodie de Debussy ») – lorsque Clov remet à Hamm la gaffe qui lui donne comme une illusion de liberté, Kurtág amène aux cuivres graves un écho à la descente de Wotan au Nibelheim dans L'Or du Rhin. À d'autres moments, on peut entendre des influences plus populaires, pour dessiner le rapport au monde naïf, passéiste et vain des deux parents de Hamm dans leurs poubelles, accordéon compris.
Kurtág a choisi de rajouter quelques mots dans le texte, un court poème en anglais en guise de prologue, et surtout une citation littéraire on ne peut plus essentielle : « Mon bisaïeul Prospero l'a dit : Our revels now are ended ». L'allusion au dernier monologue du démiurge Prospero dans La Tempête de Shakespeare a quelque chose d'une révélation : cette renonciation aux sortilèges créateurs et à l'illusion de peser sur le cours des choses est après tout aussi une fin de partie, et le « roman » que (se) raconte Hamm avec l'agaçante vanité d'un écrivain mondain fait de lui une sorte de Prospero. Mais Clov est-il alors Caliban, avec sa claudication et son obéissance maussade, ou plutôt Ariel, comme le laisserait penser l'étonnante légèreté de ses dernières interventions ? Fin de partie marque peut-être la fin de six décennies d'une carrière unique pour Kurtág, mais la fin de la pièce n'est pas une apocalypse définitive ; les premiers mots de Clov sont après tout « C'est fini », et la fin de partie est moins un événement qu'une atmosphère. Kurtág donne aux enjeux complexe de la pièce de Beckett une présence, une vie, des couleurs d'une stupéfiante vigueur, il donne à ces personnages de papier une épaisseur, une humanité, une complexité que le simple théâtre parlé peine à susciter. C'est admirable, et il faut espérer que les maisons d'opéra ne priveront pas longtemps leur public du chef-d'œuvre dont notre temps avait besoin.
Crédits photographiques : © Ruth Walz
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