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Manifeste 2018 : les temps forts du festival

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Paris. Festival Manifeste
Centre Georges Pompidou, Grande salle. 11-VI-2018. Sivan Eldar (né en 1985) : You’ll drown, dear (Tu te noieras, ma chère) pour voix et électronique ; Franck Bedrossian (né en 1971) : Epigram pour voix et ensemble ; Rebecca Saunders : Skin pour voix et ensemble. Juliet Frazer, soprano ; Donatienne Michel-Dansac, soprano ; Juliette Raffin-Gay, mezzo-soprano ; Robin Meier, composition assistée par ordinateur ; Klangforum Wien ; direction : Titus Engel
Cité de la Musique, Salle des concerts. 14-VI-2018. Iannis Xenakis (1922-2001) : Anaktoria pour huit instruments ; Hèctor Parra (né en 1976) : Inscape pour grand orchestre et électronique ; Béla Bartók (1881-1945) : Concerto pour orchestre. Orchestre National de Lille ; Ensemble Intercontemporain ; Thomas Goepfer, réalisation informatique musicale ; direction : Alexandre Bloch

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juliette Raffin-Gay (c) Eric de GelisLe festival Manifeste de l' se poursuit avec deux soirées très attendues comptant parmi les temps forts de cette manifestation : au Centre Pompidou d'abord, avec la création française d'Epigram de ; à la Philharmonie de Paris trois jours plus tard, où l'Orchestre de Lille et son chef créent Inscape pour grand orchestre et électronique d'.

Passionnant, le concert Monologues du 11 juin au Centre Pompidou met à l'honneur la voix féminine et ses vocations plurielles à travers les trois œuvres à l'affiche.

You'll drown, dear (Tu te noieras ma chère), une pièce pour mezzo-soprano et électronique de la compositrice israélienne Sivan Eldar a été réalisée dans le cadre du Cursus de composition et d'informatique musicale de l' en 2017. Dans ce monodrame extrêmement bref (huit minutes) sur un livret de Cordelia Lynn, la chanteuse est assise sur une chaise au bord de la scène baignée d'obscurité et tente d'articuler des mots qui restent prisonniers dans sa gorge. Le chant émerge progressivement, aussi fragile que tendu, s'inscrivant sur une toile électronique légère. La voix ductile et chaleureuse de la mezzo Juliette Raffin-Gay capte toute l'attention.

Donatienne-LargerAu côté de l'ensemble Klangforum Wien sous la direction de , c'est la soprano qui est sur scène pour Epigram de , un triptyque pour voix et ensemble (2009-2018) sur des poèmes d'Emily Dickinson. L'œuvre aujourd'hui achevée fait l'objet d'un très beau film (« Image d'une œuvre » n°24) réalisé par Philippe Langlois et Véronique Caye. Il est mis en ligne et disponible sur le site de l'.

Epigram de est une « lecture sonore » fascinante de la poésie d'Emily Dickinson – onze poèmes ont été retenus – dont les rythmes, les images et la force évocatrice fibrent une écriture très en relief où l'alchimie des timbres semble toujours plus raffinée : un piano préparé, une série de grands triangles recouverts de papier d'aluminium, ce même papier aux effets proches de l'électronique sur la grosse caisse et le marimba ainsi que des modes de jeu spécifiques sur le piano et les cordes… Bedrossian ne fait pas appel à l'électronique dans ce triptyque mais transfère cette qualité de matières hybridées dans l'écriture, tant instrumentale que vocale. Les deux univers sont extrêmement proches, au niveau du traitement des sonorités et du flux émotionnel qui les traverse : longue tenue vibrée de la voix, éclatement du registre de la soprano, distorsion et saturation du timbre… La partie vocale est d'une virtuosité sidérante, écrite sur mesure pour l'inégalable , présente dès le début du projet. Le rapport à la voix est aussi rapport au corps dont la chanteuse semble mettre en vibration tous les résonateurs : de la voix parlée au chant, du cri au souffle, murmure et sifflement sur lequel s'achève le triptyque. Autant de morphologies relayées par le jeu instrumental dans une ambiguïté recherchée des sources et un effacement des identités timbrales : telle cette « voix » laryngée de la clarinette contrebasse rejoignant la fragilité du chant dans le prélude d'Epigram III, une des pages les plus fortes imaginées par le compositeur dans le langage de la saturation.

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a écrit elle-même le texte de Skin, la dernière pièce de la soirée, pour voix et ensemble, mettant en vedette la soprano anglaise Juliet Fraser. La compositrice britannique mentionne l'influence de Beckett dans la genèse de Skin, un mot-titre dont elle décline les significations plurielles (du nom et du verbe) dans sa note d'intention, soulignant cette relation au corps, à la sensation et à la peau écorchée qui va nourrir la dramaturgie sonore. Le rapport est organique entre les écritures vocale et instrumentale, Saunders s'intéressant aux mots en tant que matière sonore qu'elle « traite », par filtrage, étirement, désarticulation… Juliet Fraser assume avec un brio extraordinaire une partie vocale des plus exigeantes dont la théâtralité n'est pas sans rappeler celle d'un Luciano Berio. À l'égal des instruments, la voix intègre des modes de jeu comme le flatterzunge réservé habituellement aux vents. Un accordéon et une guitare électrique ajoutés à l'ensemble contribuent à la sensualité des textures dont la temporalité très souple entretient tout à la fois le mystère et la tension. Des qualités déjà relevées dans Yes, la performance spatialisée de la compositrice vue en septembre dernier à l'église Saint-Eustache. À la fin de Skin, Saunders fait revenir quelques phrases du célèbre monologue de Molly Bloom sur les lèvres de la chanteuse, entre souffle et étranglement.

Au-delà de l'expérience sensorielle

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L'espace de la Salle des concerts de la Cité de la musique est « préparée » en vue de l'exécution d'Inscape installant à l'étage quatre groupes instrumentaux. Avant que l'orchestre de Lille investisse le plateau, les solistes de l'EIC, intégrés au projet d'Inscape, jouent Anaktoria de Xenakis, un octuor atypique réunissant le quintette à cordes, la clarinette, les basson et contrebasson ainsi que le cor. Anaktoria (littéralement « belle comme un palais ») est le nom de la femme d'un notable de Lesbos dont Sapho aurait été très amoureuse, lit-on dans les notes de programme. Hors toute sensualité et délicatesse, la pièce relève d'une écriture abrupte, aux lignes anguleuses et registres tendus à l'extrême, dans l'énergie du son et la puissance du geste propres à Xenakis. C'est la performance des instrumentistes (sons fendus de Martin Adàmek à la clarinette, « roulements » vertigineux du contrebasson de Paul Rivaux et percussion sauvage des archets sur les cordes) qui retient toute notre attention, dans cette pièce peu jouée et défendue bec et ongle par les musiciens, sous la baguette d'.

Ils sont plus de quatre-vingt musiciens sur le plateau et huit à l'étage, répartis par couples qui se font face (deux hautbois et deux trompettes puis deux percussions et deux trombones) pour donner, sous la direction d' et en création française, Inscape d'. Comme Limite les rêves au-delà entendue récemment, l'œuvre a été élaborée en collaboration avec l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet pour tenter d'approcher le mystère des trous noirs qui fascinent nos deux artistes chercheurs. On entend au cours de l'œuvre un poème écrit et dit par Pierre Luminet lui-même, dont la voix, pulvérisée par le traitement électronique, n'en vivifie pas moins la texture instrumentale. L'idée de placer sur le devant de la scène les huit solistes de l'EIC (flûte, clarinette, basson et quintette à cordes) reliés au traitement électronique (strictement live précise Parra !) n'est pas sans évoquer le dispositif de Répons de Pierre Boulez. Travaillant en étroite complicité avec le réalisateur en informatique musical , le compositeur a fait installer trois couronnes de haut-parleurs dans la salle afin d'obtenir une projection en 3D. Il recommande d'ailleurs d'écouter l'œuvre en fermant les yeux afin de vivre ce voyage intérieur à travers les sensations vertigineuses et les illusions acoustiques qu'il réserve. Rien d'illustratif pourtant, prévient-t-il, préférant parler, à l'instar de Paul Klee, de « structure parallèle » » s'agissant de sa propre vision sonore du phénomène astronomique.

nous surprend d'ailleurs dès les premières minutes en confiant aux solistes de l'EIC (flûte, clarinette, basson) des lignes de chant très expressives, quasi straussiennes, inaugurant une nouvelle manière chez un compositeur qui travaille habituellement aux marges du son. Ces arabesques, induisant une certaine consonance, sont conductrices dans ce voyage aux facettes très contrastées, où le traitement par masse le dispute à la richesse du détail. On bascule assez rapidement dans un contexte plus dense aux textures mouvantes innervées par la percussion résonante des tams et autres sonorités jaillissantes. L'intégration progressive de l'électronique et le mouvement du son entre tutti et instruments spatialisés nous plongent irrémédiablement dans un univers tridimensionnel avec des béances impressionnantes. Hèctor Parra écrit et modèle l'espace de main de maître, déployant de superbes images spectrales tout en privilégiant une écriture soliste (celle des violons et de la contrebasse virtuose notamment) dont l'électronique révèle les timbres inouïs. Plus qu'une « réponse » à l'univers instrumental, l'électronique devient ici une composante organique de l'écriture. Le second tutti d'envergure varésienne dessine des boucles géantes dans un espace qui tend vers la saturation. Mais c'est l'arabesque de la flûte (sublime ) qui referme poétiquement cette trajectoire visionnaire, le ciel devenant tout à coup « effrayant de transparence », pour paraphraser le texte de Jean-Pierre Luminet.

L'investissement d'Alexandre Bloch est sans faille devant un orchestre magnifiquement réactif auquel s'associaient les musiciens de l'EIC. Co-commande de cinq institutions, l'œuvre, créée à l'Auditorium de Barcelone, sera rejouée à Lille par les mêmes forces et à la Philharmonie de Cologne sous la direction de François-Xavier Roth.

L'orchestre de Lille et son chef terminent la soirée par le Concerto pour orchestre de , une œuvre au répertoire de cette phalange en grande forme, qui laisse apprécier l'acuité des timbres (second mouvement), l'homogénéité des pupitres et la synergie du tutti, dans un dernier mouvement galvanisé par la direction d'Alexandre Bloch.

Crédits photographiques : Juliette Raffin-Gay © Eric de Gélis ; Juliet Fraser © Dimitri Djurdic ; © Mikael Libert ; Hèctor Parra © Alexis Christiaen

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