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Lully, emporté par la gangrène

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En tant que médecin et musicologue, Jean-Luc Caron propose aux lecteurs de ResMusica un dossier original sur les pathologies et la mort des plus grands musiciens. Pour accéder au dossier complet : Pathologies et mort de musiciens

 
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lully_01Le mot gangrène vient du grec gaggraina qui signifie pourriture. L'amputation étant la seule solution possible à l'époque, Lully, grand danseur et sans doute inconscient du danger menaçant, la refuse catégoriquement.

Les tissus privés de circulation sanguine ou touchés par une infection risquent de se nécroser. Il s'agit dans la majorité des cas d'un segment de membre. Il n'est pas inintéressant de rappeler, dans le cas présent, que dans son acception littéraire ou sociale, la gangrène évoque un mal insidieux, en particulier celui de la corruption. La gangrène gazeuse ou humide survient lorsque une plaie se trouve infectée par une famille de bactéries nommée Clostridium qui ont la particularité de se multiplier en l'absence d'oxygène. Elles libèrent des gaz et des substances toxiques localement, puis elles diffusent dans le reste du corps. On sait que les traumatismes par compression, qui peuvent perturber l'apport de sang et donc d'oxygène, sont susceptibles de favoriser le développement du mal.

Comme dans le cas de (1632-1687), ces pathologies intéressent plus fréquemment les extrémités. À l'époque, seule une intervention chirurgicale pouvait stopper la diffusion des microbes et des destructions tissulaires. De nos jours, la médecine se montre plus efficace, grâce au renfort des antibiotiques, de la chirurgie moderne et de l'utilisation de caissons hyperbares (oxygène à haute pression qui pénètre dans les tissus afin de mettre fin à la propagation des microbes). La maladie ne tue plus que rarement.

Fils d'un meunier italien, le jeune Jean-Baptiste, emmené en 1646 par le chevalier de Guise, s'installe en France où il allait faire une carrière aussi brillante qu'exceptionnelle, jusqu'à occuper une position de premier plan à la cour du roi Louis XIV, se hissant du modeste rôle de page et de précepteur (de la nièce du chevalier, cousine du roi) à l'âge de 13 ans, au rang prestigieux de compositeur et de musicien le plus influent de la musique française à l'époque  du Roi-Soleil, au sein de laquelle il s'intègre avec talent et détermination. Il devient danseur de ballet à la cour en 1652. Grâce à ses privilèges royaux exorbitants, l'ambitieux parvenu exerça un sévère contrôle sur le déroulement musical du royaume pendant presque un quart de siècle, décourageant ses concurrents et s'enrichissant sur chaque événement concernant l'opéra, le ballet, la musique de théâtre, ainsi que la publication de musique. Nous ne ferons qu'évoquer sa position de compositeur reconnu, de surintendant de la musique de chambre du roi en 1661 dirigeant notamment le prestigieux ensemble des « 24 violons du roi », d'organisateur efficace des ballets et des opéras destinés au monarque et à sa suite. Il s'active comme danseur, chorégraphe, courtisan, compositeur, impresario. En 1672, il crée l'Académie royale de musique afin de faire jouer des opéras.

L'homme a longtemps exercé un pouvoir quasi sans limite, mais il tombe en disgrâce. Le Roi-Soleil ne supporte plus sa vie dissolue, sa bisexualité, sa luxure et ses excès. Avec son dernier ouvrage Armide (1686), Lully espère reconquérir l'attention bienveillante du roi. Mais ce dernier l'ignore en dépit des propos avancés dans la Préface : « C'est de tous les ouvrages que j'ai faits celui que j'estime le moins heureux, puisqu'il n'a pas encore eu l'avantage de paraître devant Votre Majesté. » Le roi lui refuse son théâtre habituel et lui retire ses privilèges.

Le 8 janvier 1687, alors qu'il dirige en répétition, à ses propres frais, son Te Deum en l'église des Feuillants rue Saint-Honoré, Lully n'obtient pas les résultats escomptés. Le fougueux musicien s'énerve, s'emporte et frappe avec son lourd gourdin pour manifester sa colère. Ce bâton était une haute et très lourde canne surmontée de rubans et d'un pommeau richement décoré. On la frappait au sol pour battre la mesure et les musiciens pouvaient la voir tant elle était repérable. Normalement il aurait dû utiliser un rouleau à papier pour battre la mesure comme il semble que c'était la pratique normale (sauf parfois à l'église). Les gravures du temps en portent la confirmation. On utilisait parfois aussi l'archet du violon. La baguette que nous connaissons aujourd'hui n'existait pas encore. Mais il semble que l'importance numérique des forces musicales en présence, instrumentales et vocales, a entraîné ce choix assez inhabituel.

À plusieurs reprises, Lully frappe le sol avec force et rage. Malheureusement, le bâton dévie quelque peu et heurte violemment son petit orteil du pied droit (d'autres sources parlent du gros orteil, mais est-ce bien important ?). La douleur violente ne l'empêche pas de poursuivre. Une minime plaie, a priori peu inquiétante, apparaît. Les textes évoquent l'apparition d'un petit ciron, une sorte de minuscule mal blanc. Oh ! Rien de grave manifestement. La plaie est à l'évidence insignifiante et le travail de répétition, en dépit de l'intense douleur provoquée par le choc, poursuit son cours.

Puis le pied infecté gonfle, rougit, se congestionne. Manifestement un abcès se constitue. En ces temps où l'hygiène n'existait pas, on laissa les choses en l'état sans désinfection, geste inconnu alors, ni autre soin. Le médecin du surintendant, le docteur Alliot est appelé. Son diagnostic ne fait aucun doute, pas plus que ses préconisations immédiates. La gangrène se déclare. Les médecins la connaissent bien et savent qu'ils n'ont aucun traitement à leur disposition. Si un seul ! Terrible ! Il faut amputer l'orteil infecté. Lully, grand danseur et sans doute inconscient du danger menaçant, refuse catégoriquement ce geste.

Mais plus rien ne s'oppose à l'extension progressive du mal, et l'on conseille avec insistance de couper le pied. Refus têtu de Lully. Peu de temps après, c'est l'amputation du membre inférieur entier qui est préconisé. Devant les rejets violents du malade et de son entourage, on fait appel à un rebouteux malhonnête autant qu'incompétent. La promesse d'une forte somme d'argent en cas de réussite ne changera rien face aux emplâtres et autres fantaisies inefficaces. Lully lui accorde sa confiance.

Sans doute est-il déjà trop tard. L'infection gagne le reste du corps et le célèbre musicien, très conscient et lucide, sait maintenant qu'il ne survivra pas ; les bactéries diffusent massivement dans la circulation sanguine déclenchant une septicémie incontrôlable. Fiévreux et couvert de sueurs, il ne peut plus se lever. Extrêmement riche, le Florentin met de l'ordre dans ses affaires, tente de retrouver un semblant de vertu, et confesse ses péchés ainsi que le commande Louis XIV. Le musicien s'éteint le matin du 22 mars 1687. Une messe de requiem est dite à la Madeleine. Il est enterré en l'église des Petits-Pères.

Ainsi le destin décida-t-il de la fin de ce musicien et organisateur hors pair, courtisan et intrigant certes, mais qui excella dans la promotion et la conception de la tragédie en musique, du grand motet et de l'ouverture à la française. Son influence sur l'ensemble de la musique européenne fut indiscutable et nombre de créateurs s'inspirèrent de ses apports.

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3 commentaires sur “Lully, emporté par la gangrène”

  • Michel LONCIN dit :

    Et l’on sait que Louis XIV, protecteur puis contempteur de Lully, mourut du même mal, le 1er septembre 1715 … Sauf que, dans son cas, les médecins (à commencer par le « premier médecin », Fagon) se révélèrent tragiquement et lamentablement incompétents (tous « diagnostiquaient » une « sciatique » !) lors que d’emblée, le chirurgien Mareschal sans oser encore désigner la gangrène « sèche » ou gangrène sénile (dont « l’origine » provenait sans doute d’un diabète), avait prévenu du danger du mal … Seulement, à l’époque, un chirurgien figurait en dernier rang dans la « hiérarchie » médicale (en outre, Mareschal avait naguère été « rappelé à l’ordre » par « LA » Maintenon) … Dès lors, son avis compta … « pour des prunes » … du 19 août (où il mit en évidence la coloration noirâtre de la jambe gauche) jusqu’au fatal 24 août où il fallu bien convenir que lui seul avait vu clair … Dès lors, Louis XIV « mettra en scène » sa propre mort …
    Et pourtant, Mareschal avait à suffisance démontré sa compétence : il avait sauvé la vie du maréchal de Villars, grièvement blessé à la bataille de Malplaquet et évité son amputation en 1709, soigné le duc d’Orléans, futur Régent, des suites d’une chute de cheval en 1710, opéré le comte de Toulouse, fils bâtard du roi en 1711 … Il ne pourra que pratiquer l’autopsie de Louis XICV et son embaumement …

  • Gérard Denizeau dit :

    Plus je lis ces chroniques médicales, inédites et passionnantes, de Jean-Luc Caron, plus je suis persuadé du succès que rencontrerait la publication d’un ouvrage les regroupant.

  • Tatiana Mercier dit :

    Tard, peut-etre, mais je viens a peine de decouvrir les articles de M. Caron. Et je les trouve fabuleux! Merci pour vos fantastiques chroniques! Je constate egalement que vous liez -tres subtilement, quand-meme- le destin fatidique de la mort de chaque artiste a leurs characteres humains. Et vous avez bien raison d’en fair le lien, car on sait de nos jours que toutes les maladies du corps ont leur origine dans les emotions du coeur.

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