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En 2018, le chant choral ne fait pas encore vraiment partie du patrimoine culturel français. Et si notre retard était cependant l'occasion d'une prise de conscience pour jeter les bases d'un véritable renouveau ? Les efforts en ce sens n'ont pas manqué depuis une trentaine d'années. Mais c'est plutôt d'initiatives isolées, et non d'une politique concertée, que les premiers résultats sont venus, essentiellement sur trois fronts : enseignement, partenariats financiers et professionnalisation.
Helsinki, automne 2016 : alors que je suis reçu, avec le chœur Stella-Maris (ndlr : dont Olivier Bardot est directeur artistique), dans le cadre d'un échange avec le chœur Kampin Laulu, le chef finlandais propose d'ouvrir le concert commun par quelques pièces du répertoire local afin de nous accueillir.
« Qu'allez-vous interpréter ? lui demandé-je. Les grands compositeurs romantiques ?
– Non ! Le premier morceau sera de cette dame alto, ici au premier rang, et le second de ce monsieur basse, là-bas… »
Comment s'étonner d'une telle vitalité de la composition contemporaine dans un pays qui compte presque autant de chanteurs que de citoyens ? Chez la plupart de nos voisins européens, notamment nordiques, chanter en chœur est une activité aussi naturelle que faire son jogging. Pratiquée dès le plus jeune âge dans le cadre familial, enseignée avec soin en classe, la polyphonie vocale y est considérée a minima comme l'héritage de tous, vecteur de lien social, mais bien plus, comme une activité noble, synonyme d'excellence et de prestige (songeons aussi aux maîtrises anglaises).
Cela est rendu possible par le fil d'une tradition reliant, à travers les siècles, musique savante et chant populaire, que nous avons ensuite pu toucher du doigt en visitant le lycée franco-finlandais d'Helsinki. En cours de musique, que font les élèves ? Ils chantent… des chansons immémoriales dont chacun connaît tous les couplets par cœur. Les collégiens entonnent spontanément des secondes voix, accompagnent le professeur au piano à l'aide d'instruments présents dans la salle… La musique vocale constitue dès lors un patrimoine vivant que chacun possède en partage ; reçue comme une expérience exaltante et naturelle, elle n'a nul besoin de s'adosser à une théorie abstraite pour enchanter les enfants.
En poussant les portes de la célèbre « église dans le rocher » (Temppeliaukio), un étonnant spectacle nous attendait encore : trente adolescents en T-shirts multicolores arborant des coiffures fort peu académiques, interprétant avec fougue, absolument par cœur et les yeux rivés sur le chef – en queue de pie, lui ! – la Suite de Lorca d'Einojuhani Rautavaara, avec le plus grand sérieux, et un son à faire pâlir les meilleures maîtrises françaises. Tous les ingrédients d'une pratique artistique d'excellence réellement démocratique étaient ici réunis : un enseignement par la pratique et l'oralité, et une approche démystifiée des grandes œuvres pour actualiser la tradition sans en amoindrir l'exigence.
En France, l'aube du renouveau
Il serait pour autant malhonnête de se livrer à une comparaison systématique avec la situation du chant choral en France. En effet, depuis la Révolution qui vit disparaître les maîtrises avec la dissolution des congrégations religieuses, notre pays entretient avec la polyphonie vocale une relation aussi complexe que singulière, difficilement transposable ailleurs. Longtemps assimilé à une pratique musicale de médiocre qualité, le chœur est à la peine aujourd'hui encore pour se mesurer à l'orchestre, en termes de prestige et de reconnaissance. Le mot « choriste » lui-même n'est-il pas connoté, renvoyant à l'effet de mode éphémère d'une filmographie couleur sépia ? Notre langage quotidien ne réserve-t-il pas trop souvent aux seuls instrumentistes le terme de musicien, comme si un chanteur ne pouvait être pleinement considéré comme tel ? N'y a-t-il pas enfin quelque injustice à ce que le seul chef d'orchestre dirige le répertoire où cohabitent des formations vocales et instrumentales ?
Au sein des conservatoires, la pratique chorale a longtemps été le parent pauvre de l'enseignement : jusque vers 1990, elle existait peu ou pas du tout, faute de professeurs compétents pour assurer autre chose qu'un moment ludique, pauvre en termes d'exigence et de réalisation. Tout a changé lorsque quelques directeurs, dans une louable tentative d'élargissement du public des conservatoires, se sont avisés que le chant commun constituait par essence une expérience musicale ouverte à tous, dans la mesure où la voix est l'instrument le moins cher et le mieux partagé du monde. On a alors créé des cursus sur mesure afin de former des professeurs mieux préparés à la conduite exigeante de grands groupes chorals. Le chant choral est lui-même devenu, dans de nombreux établissements, une pratique collective obligatoire jusqu'à la fin du premier cycle d'études (1C4), ce qui a conduit des élèves de plus en plus nombreux à faire du chant leur option préférentielle dès le plus jeune âge. Pour répondre à leur demande, des filières-voix ont vu le jour à l'orée des années 2000, proposant des modules pédagogiques très complets (technique vocale individualisée, solfège chanteur), autorisés par la mise en place de classes à horaires aménagés.
Malheureusement, peu de débouchés tangibles permettaient de prolonger cette expérience à l'âge des études supérieures, et l'existence des très rares chœurs professionnels français était systématiquement liée à une institution publique comme la radio ou l'armée.
Laurence Equilbey ne fut certes pas le seul acteur du changement, mais sans doute le plus emblématique. En créant successivement Accentus et le Jeune chœur de Paris, très rapidement devenus des phalanges d'exception, elle prouva qu'il y avait une place pour l'art choral d'excellence en France. L'idée d'un chœur d'étudiants, aujourd'hui devenu département supérieur pour jeunes chanteurs au sein du CRR de Paris, inspira de nombreux autres chefs pour établir un pont entre la fin de l'âge maîtrisien et le début de la vie de chanteur professionnel. En persuadant de grandes entreprises de l'accompagner dans son aventure humaine et artistique, Laurence Equilbey ouvrit dans le même temps la porte à un mécénat choral qui catalysa notamment le domaine de la composition contemporaine. Formée en Autriche et en Suède, elle rapporta de ces pays de forte tradition chorale l'idée que le son du chœur se construit par une discipline de l'écoute, au travers d'une pratique du répertoire a cappella qu'elle entendait remettre à l'honneur.
Force est de constater que sa voie a été suivie, puisque la France compte à l'heure actuelle d'excellents chœurs professionnels (Musicatreize, Les Élements, Sequenza 9.3, Aedes…), mais encore plusieurs maîtrises et chœurs de jeunes d'excellent niveau (Maîtrise de Notre-Dame de Paris, Mikrokosmos, Académie du Chœur de l'Orchestre de Paris…). Dans la plupart des conservatoires supérieurs, des classes de direction de chœur ont ouvert, proposant un cursus très exigeant, débouchant sur toute une génération de jeunes chefs conscients des attendus de leur art et créateurs de leurs propres ensembles.
Un essai à transformer
Il reste encore cependant beaucoup à faire pour transformer ce premier essai. Avec l'assèchement du mécénat lié à la crise du modèle des grandes entreprises, mais aussi en raison de la baisse de subvention des collectivités territoriales, les temps sont durs pour les formations chorales en France.
Stimulés par l'émergence d'un nouveau savoir-faire, de nombreux chœurs amateurs d'un niveau quasi professionnel ont vu le jour, mais peinent à trouver leur mode de fonctionnement dans un milieu qui ne les attend pas : les résidences sont rares, le maquis juridique inextricable, et un certain lobby de chanteurs intermittents voit d'un fort mauvais œil leur implication, source d'économies, dans de prestigieuses productions. Exténués par le caractère protéiforme du métier, certains chefs de chœur jettent l'éponge après des années passées à résoudre la quadrature du cercle : volatilité des chanteurs, rémunération misérable, manque de reconnaissance par le milieu…
Comment expliquer, en outre, l'absence de classe de direction de chœur au CNSM de Paris ? Depuis une dizaine d'années, les Pôles supérieurs d'enseignement artistique ont relayé de manière salutaire l'offre de formation professionnelle en province, tout en ayant récemment acquis la possibilité de préparer aux Diplômes d'État (DE) les jeunes musiciens talentueux tentés par l'enseignement. Combien d'options chorales dans ces formations ? À Paris-Boulogne, la direction de chœur a tout simplement disparu de l'offre, au profit de la seule direction d'orchestre. À quel titre ?
Nous évoquions plus haut l'importance d'une véritable politique concertée pour pérenniser les avancées chèrement acquises ces dernières années. La récente volonté de redonner toute sa place au chant dans les classes de l'Éducation nationale est assurément un signe encourageant. Comment sera-t-elle suivie dans les faits ?
Pour réussir à grande échelle, peut-être la solution passe-t-elle par une acculturation à la française du modèle nordique : un quart d'heure quotidien de comptines à la maternelle, un enseignement du chant obligatoire par mémorisation orale au primaire, et un passage à la théorie musicale et à la pratique chorale ou orchestrale optionnelle dès le collège, en partenariat avec les conservatoires. Cela coûterait bien moins cher en infrastructures que certaines pratiques sportives, et rendrait assurément les élèves, futurs citoyens, plus heureux et mieux armés pour affronter unis les défis de demain.
Olivier Bardot est professeur de polyphonie vocale au conservatoire régional de Paris (CRR) et fondateur du chœur de chambre Stella-Maris. Ancien assistant de Laurence Equilbey, il se trouve depuis quinze ans aux premières loges du renouveau de l'art choral en France.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.
Excellent article : merci Olivier !