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Existant depuis 2004, l'ensemble de musique baroque La Rêveuse compte dans son parcours discographique des incursions dans un répertoire étendu, couvrant principalement l'espace français, mais également anglais et allemand, et ce, aussi bien dans le domaine instrumental que vocal. Ayant déjà publié 12 disques, y compris un DVD, la phalange consacre son dernier album aux œuvres tardives de Marin Marais. À cette occasion, nous nous sommes entretenus avec sa co-fondatrice et la co-directrice, Florence Bolton.
« Quand nous jouons de la musique instrumentale, nous essayons de donner le plus de vocalité possible aux instruments. La voix reste toujours le modèle à imiter. »
ResMusica : Quel est le répertoire baroque français le plus difficile à aborder du point du vue des exigences techniques ? On se demande, par exemple, pourquoi les interprètes choisissent de plus en plus souvent la musique de Marais, comme c'est le cas de votre nouvel enregistrement, et pas forcément celle d'Antoine Forqueray.
Florence Bolton : Oui, en effet ceci reste un mystère ! Je pense que tous les violistes français ont joué des œuvres de Marais pendant leurs années d'études et peut-être un peu moins de Forqueray. Marais est un compositeur qui nous accompagne toute notre vie de musicien, un peu comme ces amis de longue date. Vous parlez de difficulté technique, et Forqueray est en effet légendaire sur ce point : il est le violiste français qui a cherché à pousser les limites techniques de l'instrument le plus loin. Sa réputation à l'époque – et encore aujourd'hui – repose en grande partie là-dessus. Marais a un tempérament plus discret et plus « courtisan ». Il est aussi plus âgé que Forqueray, qui incarne davantage la modernité. Quand on connaît les codes de la sociabilité de l'époque, on voit que la musique de Marais est une parfaite illustration du concept de sprezzatura que l'on retrouve dans les manuels à l'usage des courtisans : il est important que la difficulté ne se voie pas (ce qui ne veut pas dire que l'œuvre n'est pas difficile à jouer !), alors que Forqueray met un point d'honneur à ce qu'elle se voie. C'est une grande différence de conception, quand on travaille les œuvres de ces deux compositeurs si différents. Toutefois, que l'on joue du Marais ou du Forqueray, l'une des difficultés de l'école française de viole de gambe, est qu'il ne suffit pas d'être technique, il faut être aussi poète ! Et inspiré !
RM : On retrouve cette poésie et inspiration dont vous parlez sur votre nouveau disque, consacré à des œuvres de Marin Marais. Votre but était de présenter au public des pages moins connues de Marais ou plutôt de le familiariser avec votre choix personnel, celui des œuvres que vous préférez ?
FB : Ce n'est pas facile de faire un disque Marin Marais… On pourrait même dire « un disque de plus » car il y en a déjà tellement ! Et pourtant, comme vous le suggérez, tout n'a pas été encore dit sur ce magnifique compositeur. Nous avions envie de mettre en lumière un aspect particulier de son art, son talent de « peintre » ; peintre de petites scènes de genre et de portraits, peintre de la société de son temps. On présente toujours Marais à travers de savants propos musicologiques, mais finalement, on n'a pas souvent jugé sa musique à l'aune des autres arts. Comme pour Couperin, sa musique a beaucoup d'affinités avec la peinture. Dans le très beau Tous les matins du monde, on montre un Marais en homme du XVIIe siècle, avec des images de La Tour et Baugin mais, si on est observateur, Marais atteint sa pleine maturité à l'époque de Watteau, au XVIIIe siècle. Ce compositeur ne traverse pas seulement le siècle de Louis XIV mais aussi la Régence et le début du règne de Louis XV. Nous avons donc fait un choix de pièces de la maturité, tirées des deux derniers livres de viole. On y trouve une certaine mélancolie et un certain mystère, qui ne sont pas sans évoquer les fascinantes toiles de Watteau. On y goûte aussi le caractère champêtre à la mode et un peu de cette légèreté qui fait la saveur de ce XVIIIe siècle naissant. Quand un disque est réussi, il doit nous faire imaginer et sentir une époque. J'espère que c'est le cas de celui-ci.
« Il faut bien se dire que, même avec la meilleure documentation possible, faire une recréation exacte d'une musique d'il y a 300 ans tient forcément de l'utopie. »
RM : Quels sont vos critères pour le choix du répertoire ? Est-ce que votre public vous inspire dans vos choix ?
FB : Certains ensembles choisissent de se spécialiser dans un type de répertoire et creuser toujours plus loin dans une époque. Cela rend l'identification de leur travail plus facile. Le danger de cette focalisation est qu'elle peut facilement vous enfermer dans une image restrictive et vous empêcher d'aborder d'autres répertoires. Benjamin et moi avons à cœur de rester des électrons libres et nous naviguons de la musique vocale à la musique instrumentale, de l'Allemagne à la France ou à l'Angleterre, du XVIIe au XVIIIe siècle. C'est plus compliqué pour l'image mais cette liberté nous est nécessaire pour créer.
RM : En abordant les œuvres composées il y a 300 ans en France ou en Angleterre, est-ce que vous recourez à des musiques traditionnelles ?
FB : Les traités, souvent très intéressants, se contredisent volontiers, ce qui est un vrai problème. Les sources d'inspiration deviennent donc multiples et dans ce cas, pourquoi ne pas s'inspirer aussi des musiques traditionnelles. Il faut bien se dire que, même avec la meilleure documentation possible, faire une recréation exacte d'une musique d'il y a 300 ans tient forcément de l'utopie. Notre parcours personnel, nos rencontres, l'époque dans laquelle nous vivons nous influencent forcément dans ce que nous créons. Benjamin Perrot, qui dirige La Rêveuse avec moi, aime à parler de pratique « historiquement informée », et il me semble que ce terme reflète assez justement ce que nous faisons.
RM : Vous dites qu'il arrive que des traités se contredisent. Pourriez-vous nous en donner un exemple ?
FB : Oui, bien sûr, cela arrive même souvent et dans ce cas, on choisit la solution qui nous parle le plus. Il faut aussi prendre ces informations avec un peu de recul : tout n'est pas parole d'évangile et si on y trouve beaucoup d'informations valables et intéressantes, on y trouve aussi beaucoup de bêtises. Le monde du commerce et celui de la communication n'étant finalement pas si différents d'aujourd'hui, chaque auteur, chaque maître va prétendre que son ouvrage est le meilleur et que c'est lui qui a LA solution. Si je prends un exemple qui concerne la manière de jouer de la viole (mais on peut en trouver des dizaines d'autres dans tous les domaines), il y a eu une fameuse querelle d'école au XVIIe siècle, entre les violistes De Machy et Jean Rousseau, à propos du port de la main gauche sur le manche : est-ce que l'on place le pouce en face du premier doigt ou en face du deuxième doigt ? De Machy préconise deux ports de main différents alors que Jean Rousseau un seul, avec le deuxième doigt en face du pouce. Parfois, les explications d'un traité sont un peu confuses et l'auteur dit que si ce n'est pas clair, on peut bien sûr venir le voir et qu'il se fera un plaisir d'expliquer ses théories en direct ! Le musicien d'aujourd'hui n'a pas cette chance, hélas.
De même, chaque maître a sa propre manière de noter ses ornements, ce qui rend parfois difficile de passer d'un compositeur à un autre. Montéclair, dans ses Principes de musique (un excellent livre), s'en plaint et dit avec beaucoup de bon sens, qu'il faudrait travailler à un système de notation commun à tous, qui faciliterait grandement le travail. Lire et connaître les traités est intéressant pour nous en ce sens que ces derniers nous apprennent beaucoup sur la manière d'étudier la musique et de travailler un instrument aux XVIIe et XVIIIe siècles.
RM : Quels sont les éléments les plus importants de vos interprétations ? Est-ce que votre approche interprétative change quand vous jouez de la musique pour voix et instruments que vous avez aussi enregistrée ?
FB : La Rêveuse est un ensemble constitué autour de son continuo, et nous sommes très exigeants sur ce point. Une équipe soudée, très à l'écoute et qui sent les choses de la même façon. Quand nous jouons de la musique instrumentale, nous essayons de donner le plus de vocalité possible aux instruments. La voix reste toujours le modèle à imiter. Lorsque nous travaillons avec des chanteurs, nous insistons beaucoup sur la théâtralité de la diction. Le chanteur doit être convaincant et faire preuve d'éloquence. Ce n'est pas que du chant, finalement, mais aussi de la performance d'acteur, comme souvent à l'époque. Nous avons fréquemment travaillé avec des comédiens, et ces expériences ont eu des résonances profondes dans notre travail musical. Le chanteur ou le musicien doit toucher son auditoire, lui communiquer ses émotions. Un maître de viole parisien de la fin du XVIIe siècle a dit : « celui qui exécute avec contrainte les pièces les plus difficiles, ne plaît pas tant que celui qui ne joue qu'un Menuet de bonne grâce. » Voici une phrase à méditer en ces temps où, comme en sport, on exige toujours plus de performance et de perfection technique des musiciens. Est-ce que l'émotion a encore sa place ? Le concert doit rester ce moment précieux et hors du temps, ce temps d'échange et de communion entre les musiciens et le public.