Eleonora Abbagnato, une volonté pour le Ballet de Rome
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Directrice du Ballet de l'Opéra de Rome depuis mai 2015, Eleonora Abbagnato a su imposer des changements de fond : ouverture du répertoire à des chorégraphes contemporains, augmentation du nombre de productions, recherche de nouveaux mécènes, dans un contexte politique et budgétaire difficile pour la danse en Italie.
« Grâce aux liens que j'ai tissés à l'Opéra de Paris, les chorégraphes acceptent de venir ici. »
ResMusica : Pourquoi avoir accepté de prendre la direction du Ballet de Rome et comment parvenez-vous à mener de front votre carrière de danseuse à l'Opéra de Paris et de directrice ?
Eleonora Abbagnato : À l'époque de ma nomination à la tête du Ballet de Rome, Benjamin Millepied était directeur du Ballet de l'Opéra de Paris et, comme c'est quelqu'un de très ouvert d'esprit, il laissait beaucoup de liberté aux danseurs pour proposer leurs projets. Par ailleurs, dans une période difficile en Italie, avec des fermetures de théâtres comme à Florence et Vérone, Rome est une place importante pour le ballet et l'opéra, et c'est l'un des rares théâtres qui demeure. L'Italie est mon pays, j'y danse depuis toute petite et il m'a semblé que c'était le bon moment pour revenir et essayer d'y sauver un peu la danse. Benjamin Millepied a accepté, avec Stéphane Lissner, le directeur de l'Opéra national de Paris, que je revienne ponctuellement.
RM : Quelle est la réception du public à la nouvelle programmation que vous avez mise en place ?
EA : Nous avons un très bon public à Rome. Le répertoire que nous proposons est assez moderne même si certains grands classiques continuent à m'enchanter. Nous avons battu des records d'audience avec Casse-Noisette, mais c'est important d'amener du Forsythe ou du Kylián pour éduquer un public qui n'y est pas habitué. Ce nouveau répertoire nous a apporté un public très jeune.
Grâce aux liens que j'ai tissés à l'Opéra de Paris, les chorégraphes acceptent de venir ici. C'est important pour mes danseurs. J'ai un très bon rapport avec Angelin Preljocaj qui a créé des ballets pour moi, ainsi que William Forsythe ou Jirí Kylián. Roland Petit était mon père spirituel. Je choisis beaucoup de Roland Petit aussi, ce qui manque malheureusement aujourd'hui un peu en France.
RM : Comment les danseurs réagissent-ils à tous ces changements ?
EA : Nous commençons les répétitions d'Artifact Suite [NDLR de William Forsythe] dans dix jours avec Petite mort, qui est l'une des plus belles pièces du répertoire de Kylián. Les danseurs sont très heureux d'aborder ces rôles-là. J'ai fait venir Alexander Ekman et nous avons présenté Cacti. Le travail d'Ekman a beaucoup plu aux danseurs qui ont aimé l'énergie, le travail sur le rythme.
Mais ils s'amusent aussi dans les grands classiques parce qu'ils sont en forme. Nous avons augmenté le nombre de spectacles avec sept productions cette année. C'est la première fois que les danseurs ont des contrats aussi longs, d'un an. Il y a beaucoup de jeunes danseurs, que j'ai recrutés sur audition, essentiellement des Italiens, quelques Français ; cela commence doucement à s'ouvrir.
RM : Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans votre expérience de directrice, eu égard à la situation de la danse en Italie ? Avez-vous des difficultés à trouver des sources de financement ?
EA : Ah oui ! Une somme de 20 000 ou 30 000 euros nous permet de financer un spectacle entier. J'ai amené Valentino à l'Opéra de Rome, Dolce Gabbana suivra peut-être. Depuis toujours, le monde de la mode s'intéresse au spectacle vivant. Roland Petit a travaillé avec Yves Saint-Laurent, Christian Lacroix nous a fait des costumes à l'Opéra. Ce sont des gens avec lesquels nous partageons une sensibilité artistique idéale pour le théâtre. Mais ce n'est pas facile, il faut beaucoup d'énergie pour les faire venir.
RM : La saison 2018-2019 de l'Opéra de Paris qui vient d'être annoncée ne prévoit aucun ballet de Roland Petit, Serge Lifar ou Marius Petipa : le regrettez-vous ?
EA : Il y a des choses très nouvelles dans cette programmation, et c'est très bien, mais en même temps, il ne faut pas oublier que nous restons un théâtre français. Cela manque de ne plus y voir programmés de chorégraphes français. Le public est en demande de ce répertoire, qui fait partie de notre éducation. Roland disait toujours : « C'est ma maison ici ». Il est aujourd'hui important pour moi de faire tourner ses ballets dans le monde entier.
RM : Que retenez-vous de l'enseignement de Roland Petit, avec qui vous avez travaillé ?
EA : La rigueur mais surtout la générosité en scène. J'ai dansé dans Le Jeune homme et la mort à 18 ans et à nouveau à 40 ans et grâce à lui, c'est toujours un moment unique en scène. Pour le plaisir du danseur, c'est incroyable de danser du Roland Petit. A l'Opéra, on ne le danse plus et c'est dommage !
RM : Avez-vous programmé votre soirée d'adieux à l'Opéra de Paris ? Y pensez-vous déjà ?
EA : Normalement, elle aura lieu en 2020, mais je n'y pense pas trop dans la mesure où je danse moins maintenant. Je profite de chaque production. J'ai dansé le Sacre du printemps de Pina Bausch, pour une dernière fois, je pense. Je danse dans Daphnis et Chloé de Benjamin Millepied et j'attends de voir ce que l'on va me proposer par la suite. J'apprécie d'avoir du temps pour moi aussi parce que j'ai déjà tout dansé. Participer à une création, c'est bien pour les jeunes. Nous avons participé à de nombreuses créations à l'Opéra de Paris avec Roland Petit, puis Angelin Preljocaj ; maintenant c'est au tour de la nouvelle génération !
Entretien réalisé au Teatro Costanzi à Rome le 28 janvier 2018