La genèse d'un chef-d'œuvre
Les mémoires de Hector Berlioz nous ont appris que l'histoire de Didon et sa passion fatale l'obsédait depuis le jour où il avait lu en compagnie de son père un passage du livre IV de L'Enéide Parvenu à la scène où Didon expire sur son bûcher, il raconte: «mes lèvres tremblèrent, les paroles en sortaient à peine intelligibles ; enfin au vers : «Quaesivit caelo lucem ingemuitque reperta», cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d'un frémissement nerveux, et, dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.» Toute sa vie durant, (il lut et cita les vers de Virgile et nombre de ses citations préférées de L'Enéide reviennent presque telle quelles dans le livret des Troyens. Et ce n'est que bien des années et des haut et des bas plus tard qu'après en avoir écrit le texte en vers, s'inspirant de Virgile mais aussi de Shakespeare, il se mit à la composition de ce qui devait être son chef-d'œuvre. Il ne lui fallut que deux ans, 1856 à 1858, pour écrire à sa table ce qui avait occupé son esprit pendant plus de quarante ans.
Les grandes représentations
L'ouvrage comporte cinq actes et dure quatre heures, hors entractes. De fait, les deux premiers actes constituent une première partie intitulée La Prise de Troie, tandis que les actes III, IV et V constituent une deuxième parti intitulée Les Troyens à Carthage. Il fallut attendre le 4 novembre 1863 pour que Les Troyens à Carthage voient le jour sur la scène du Théâtre-Lyrique du Châtelet, avec Anne Charton-Demeur dans le rôle de Didon et le ténor Montjauze dans celui d'Enée, avec Deloffre au pupitre. Quoique bien accueillis ils devaient disparaître après vingt et une représentations. Mort à Paris en 1869, Berlioz ne vit donc pas ses Troyens dans leur intégralité. En effet, la première eut lieu en deux soirées successives les 5 et 6 décembre 1890, dans une traduction allemande de Neitzel au Théâtre du Grand-duché de Bade a Karlsruhe sous la direction de Félix Mottl, qui fut ovationné, ainsi que les protagonistes Luise Reuss-Belce (Cassandre) et Pauline Mailhac (Didon) ainsi que M. Oberländer (Enée). Dans un article passionnant sur la découverte de l'ouvrage Albéric Magnard nous raconte que, lui compris, il n'y avait que cinq français dans la salle. Si La Prise de Troie fut donnée à Nice avec quelques extraits des Troyens à Carthage en 1891, le public parisien ne vit cette deuxième partie qu'en 1892, à l'opéra-Comique, pour les débuts de la fabuleuse Marie Deina, qui n'avait alors que 19 ans, et qui fut en 1899 Cassandre de la première Prise de Troie au Palais Garnier. La totalité des Troyens fut lonnée pour la première fois à l'Opéra de Paris en 1921 sous la direction de Philippe Gaubert, puis reprise en 1929, 1939, 1961 et 1969, avant de devenir le spectacle d'ouverture de l'opéra-Bastille. Germaine Lubin et Marisa Ferrer furent les plus célèbres Cassandre, Marisa Ferrer, Lucienne Anduran et Régine Crespin les plus célèbres Didon, tandis que Franz, de Trévi et Chauvet ont laissé d'émouvants souvenirs dans le rôle d'Enée, sans oublier Georges Thill, superbe dans Les Troyens à Carthage en 1930. Rappelons enfin que le théâtre antique d'Orange a accueilli Les Troyens à Carthage en 1906 avec Félia Litvinne et Charles Rousselière, en 1931 Les Troyens avec Jane Cros (Cassandre), Marisa Ferrer (Didon), José de Trévi (Enée) et Martial Singher (Chorèbe), et en 1938 La Prise de Troie avec Ferrer, de Trévi et Singher… Les Troyens ont connu et continuent de connaître un durable succès en pays anglo-saxons. On peut dire que cette faveur a pour origine les deux soirées données à la B.B.C. de Londres en 1947 sous la fulgurante direction de sir Thomas Beecham, avec l'admirable Marisa Ferrer en Cassandre et Didon, Irène Joachim en Ascagne, Jean Giraudeau en Enée, et le remarquable Charles Cambon en Chorèbe et Narbal. Et c'est justement l'écho de tels moments qui nous est restitué dans cet album, si fidèle au génie de Berlioz.
L'argument
Acte premier, 1ère scène : Sur la plaine de Troie, le camp abandonné par les Grecs, au fond le tombeau d'Achille. Le peuple se réjouit, car la guerre est finie. Et tous se précipitent pour brocarder l'immense cheval de bois, dédié à Pallas, que les Grecs ont laissé sur le rivage. La prophétesse Cassandre prévoit la chute de Trole, mais personne ne l'écoute. Elle tente d'en persuader son fiancé Chorèbe qui veut la rassurer, mais elle répète que la cité tombera et qu'il mourra.
2ème scène : A l'intérieur de la citadelle.
Les Troyens célèbrent leur délivrance et chantent un hymne de grâce. La veuve d'Hector et son fils Astyanax déposent des fleurs au pied de l'autel, tandis que Cassandre leur prédit qu'un malheur plus grand les attend … Surgit Enée qui, dans un grand trouble, conte le terrible spectacle auquel il vient d'assister. Le grand-prêtre Laocoôn, soupçonnant quelque ruse de la part des Grecs – timeo Danaos et dona ferentes- a lancé un javelot dans les flancs du cheval de bois. A ce moment deux énormes serpents sont sortis de la mer et l'ont dévoré. Le peuple est affolé à l'idée que Pallas s'est vengée. Pour calmer la foule, le roi Priam ordonne que l'on fasse entrer le cheval dans la ville, au cours d'une «marche triomphale», tandis que Cassandre demande vainement que le cheval soit détruit.
Acte deuxième, 1er tableau : dans le palais d'Enée, héros troyen, fils de Vénus et d'Anchise.
Enée dort. Apparaît alors le fantôme d'Hector qui lui annonce que Troie est tombée. Il lui demande de partir en bateau avec son fils et d'emporter avec eux les statues des Dieux. Il fondera un nouvel empire en Italie. Panthée, prêtre troyen et ami d'Enée, apporte à ce dernier les statues des Dieux troyens. Il raconte qu'au milieu de la nuit, le cheval s'est ouvert, libérant une horde de soldats grecs, qui ont tout saccagé sur leur passage et tué le roi Priam. Appelant Mars à son aide, Enée entraîne ses hommes au combat.
2ème tableau : rassemblées dans le temple de Vesta, les Troyennes pleurent la chute de leur cité. Cassandre leur annonce qu'Enée a pu s'échapper, mais Chorèbe, son fiancé, est mort. Plutôt que de devenir l'esclave des Grecs, elle exhorte ses compagnes à mourir et tandis que les Grecs entrent à la recherche du trésor troyen, elle se poignarde, ainsi que plusieurs autres femmes en criant «Italie !»,
(Lorsque cette première partie est jouée séparément sous le titre «La Prise de Troie», la première scène de l'acte I devient l'acte I, la 2ème scène l'acte 2 et l'acte 2 devient l'acte 3).
Acte troisième : à Carthage, un amphithéâtre dans le palais de la reine Didon, veuve de Sichée, prince de Tyr.
Le peuple rend hommage à sa reine et lui jure de la défendre contre Iarbas, roi des Numides, dont elle a repoussé les avances et qui menace d'envahir son territoire. Celle-ci les remercie et les encourage à poursuivre leurs efforts. Anna presse Didon, sa sœur, de se remarier, et de donner ainsi un roi à Carthage, mais celle-ci s'y refuse. Le poète Iopas annonce à la reine qu'une flotte étrangère, menacée par la tempête, s'est réfugiée dans le port. Conduits par Ascagne, fils d'Enée, les naufragés sont accueillis avec chaleur. Narbal, ministre de Didon, vient annoncer que les troupes numides ont envahi le territoire de Carthage. Enée, quittant son déguisement de matelot, s'offre pour conduire les troupes contre l'envahisseur.
Acte quatrième, 1er tableau : «Chasse royale et orage»
Enée a vaincu Iarbas. Dans les profondeurs de la forêt africaine, on entend le martèlement des sabots des chevaux et les sonneries des trompes de chasse. Ce sont Ascagne et des chasseurs carthaginois qui passent. Puis le ciel s'obscurcit. L'orage éclate. Vêtue en Diane chasseresse, Didon apparaît, avec Enée auprès d'elle. Ils se réfugient dans une grotte. On entend un cri «Italie». Atteint(par la foudre, un arbre s'effondre. Puis le calme revient peu à peu.
2ème tableau : les jardins de Didon au bord de la mer.
Narbal confie à Anna que, selon lui, le retour d'Enée sera néfaste à Carthage et à Didon. Anna pense au contraire qu'Enée sera le meilleur roi pour Carthage. Et c/est le retour triomphal d'Enée. Didon demande au poète Iopas de fêter ce retour par un chant «Ô blonde Cérès». Enée conte l'histoire d'Andromaque qui a cédé à l'amour, et épousé son ravisseur Pyrrhus. Ce conte, ainsi que l'insistance de ceux qui les aiment (un magnifique septuor avec chœur) amènent Didon à céder à l'amour d'Enée. Restés seuls, Didon et Enée chantent l'incomparable duo shakespearien «Nuit d'ivresse et d'extase infinie» qui rappelle le superbe duo nocturne de «Béatrice et Bénédict» lors qu'ils s'éloignent, la statue de Mercure s'anime, pour rappeler à Enée sa destinée : Italie !
Acte cinquième, 1er tableau : le port de Carthage.
Les navires troyens sont amarrés. Hylas, un matelot, chante la nostalgie de son pays «Vallon sonore». Panthée et les chefs troyens, qu craignent la colère des Dieux, préparent le départ qui n'est retardé que par l'amour qu'Enée porte à Didon. Enée est déchiré entre son amour pour Didon -à qui il vient d'annoncer son départ- et le destin que les Dieux lui ont dicté «Inutiles regrets, je dois quitter Carthage». Didon le rejoint, le supplie de rester puis le maudit. Au cri d'Italie, Enée monte à bord de son vaisseau.
2ème tableau : dans le palais de Didon.
Didon ne veut pas croire à ce départ. Elle supplie sa sœur Anna d'intercéder pour elle. Mais Iopas lui annonce que la flotte a pris la mer. Alors Didon ordonne qu'on élève un bûcher rituel et qu'on y place tout ce qui appartenu à Enée. Elle périra dans les flammes, mais avant son sacrifice, elle dit adieu à sa chère Carthage «Adieu, fière cité».
3ème tableau : une terrasse dominant la mer.
Le bûcher est dressé. Didon entre, paisible et solennelle. Elle regarde tristement la toge et l'armure d'Enée. Au moment de monter sur le bûcher, elle s'empare de l'épée d'Enée et au moment de se frapper, elle prophétise qu'un jour Annibal sera son glorieux vengeur. Mais, alors que les Carthaginois maudissent les Troyens, on voit apparaître au loin la vision de Rome éternelle, Urbs, la cité des cités.
Jean ZIEGLER