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Au moment où on s'apprête à commémorer le dixième anniversaire de la mort de Luciano Pavarotti, c'est une autre grande voix du théâtre lyrique qui disparaît. La basse bouffe italienne Enzo Dara vient de décéder à l'âge de 79 ans des suites d'une longue maladie. Enzo Dara est né à Mantoue le 13 octobre 1938 et c'est dans cette ville, dans SA ville qu'il est décédé le 26 août dernier.
En janvier 1997, Enzo Dara était Don Magnifico au Grand Théâtre de Genève dans une formidable Cenerentola, mise en scène par Jérôme Savary. Cet homme merveilleux, plein de bon sens, aimant la vie, s'était confié avec générosité à cette occasion*. A l'image de l'artiste qu'il était. Aussi, aujourd'hui, nous ne pouvons résister au plaisir de vous faire partager quelques instants de cet entretien.
Jacques Schmitt : Comment devient-on basse-bouffe ?
Enzo Dara : Parce qu'on a pas forcément la voix pour chanter Boris Godounov ou Philippe II de Don Carlos. Dès le début de mes études, je me suis senti attiré par les rôles de Dulcamara de L'Elisir d'Amore, de Bartolo du Barbier de Séville ou de Don Magnifico de la Cenerentola. On ne choisit pas forcément de devenir ceci ou cela. La basse-bouffe s'exprime dans un autre registre que celui d'une basse traditionnelle, qui aurait une voix plus sombre. L'étendue vocale de la basse-bouffe est plus portée vers les aigus, plus baritonale. De plus, j'ai toujours été attiré par le théâtre. A l'opéra, les rôles distribués aux basses-bouffe sont théâtralement beaucoup plus intéressants que ceux donnés aux basses profondes. Les personnages imaginés par Rossini ou Donizetti sont souvent très caricaturaux, mais ils font partie d'une tradition de la Comedia dell'Arte. Ces dernières années, avec la renaissance des opéras de Rossini, j'ai pu trouver des opéras très intéressants à chanter. On ne chantait plus que le Barbier de Séville, L'Italiana in Algeri et quelques fois Cenerentola, et c'est tout. Aujourd'hui, avec par exemple Il Viaggio a Reims, Torvaldo e Dorliska, c'est plein de rôles magnifiques qui sont redécouverts.
Ma carrière est née avec les opéras de Rossini. J'ai eu la chance de travailler sous la direction du metteur en scène Jean-Pierre Ponnelle et du chef d'orchestre Claudio Abbado, à Vienne. Cela m'a permis de me trouver rapidement projeté dans ce répertoire avec ces hommes de talents qui ont été les moteurs du renouveau rossinien.
Je n'ai naturellement pas toujours fait ce genre de rôle. Quand j'ai commencé ma carrière, après un certain nombre d'années à remplir les emplois de petits rôles, j'ai aussi chanté des rôles « sérieux », comme Colline dans La Bohème. Quand en spectateur, je vois la mort de Mimi, je suis très ému. Mais quand je vois la même scène, sur le plateau, je me mets à rire. Alors, vous comprendrez bien que je n'étais pas fait pour ce genre d'opéra.
JS : Vous étiez donc déjà un amuseur à l'école ?
ED : Pas particulièrement, même si à la maison je me mettais devant la glace et j'imitais Toto, Laurel et Hardy.
JS : Vous êtes né à Mantoue ?
ED : Oui, en 1938. Dans le triangle des Bermudes du brouillard. Mantova, Vicenza, Ferrara. Dans ce triangle-là, vous êtes sûr qu'à un endroit ou à un autre, il y a du brouillard.
JS : Vous faites des mises en scène ?
ED : Depuis 1990, en effet, je fais des mises en scène. Pour le moment, seulement en Italie. Je mets en scène des opéras où je chante. C'est très difficile d'être le metteur en scène en même temps qu'acteur. Je suis très content parce que j'ai pu présenter de mises en scène d'opéra dans les théâtres de Vérone, de Bologne, de Turin, de Catane, au Festival Donizetti de Bergame. Après trente ans de carrière, j'avais besoin de ce développement, de cette nouvelle voie. A un certain moment, je me suis senti le besoin de ne plus faire le chanteur. Le chanteur subit, souvent agréablement, parfois insupportablement, les désirs du metteur en scène. J'ai fait tant de spectacles superbes dans ma longue carrière qui m'ont donné l'envie d'en monter moi-même. Aussi, j'ai participé à tant de spectacles horribles, que je me suis dit qu'il valait peut-être mieux que je me les fabrique moi-même! Après avoir travaillé avec des metteurs en scène qui ne me dirigeaient pas, qui ne disaient rien, j'ai dû m'inventer des modes de faire sur la scène, des embryons de mise en scène dont je ne me savais pas alors capable de faire. Bien sûr, je me suis aussi préparé techniquement à la mise en scène. J'ai appris les décors, j'ai appris les lumières, j'ai appris la lecture approfondie de la musique. J'ai eu des maîtres illustres dans mon métier de chanteur, comme Jean-Pierre Ponnelle.
JS : Vous écrivez ?
ED : J'ai effectivement écrit un livre (Il Buffo nel suo Piccolò), un divertissement sur les choses de mon métier. Avec l'ironie et l'humour, on peut dire beaucoup de choses. En utilisant cette voie, je parle de chefs d'orchestre, de metteurs en scène, de chanteurs, d'élèves de chant.
En ce moment, j'écris un autre livre, plus sérieux celui-là, dans lequel je raconte les personnes que j'ai rencontrées dans ma carrière (Personnaggi in chiave). Claudio Abbado, le compositeur Gian Carlo Menotti, le fameux ténor Mario del Monaco, la basse Cesare Siepi. Un livre sur mes souvenirs des autres, parce qu'évidemment, je me réserve de parler de mes propres souvenirs quand je ne chanterai plus (I personnaggi perduti). Il faut bien avoir un projet devant soi!
JS : Avec toutes ces activités que vous avez, existe-t-il quelque chose que vous n'avez pas faite dans votre vie?
ED : Je suis passionné de vélo. J'aurais voulu faire des courses de bicyclette. Malheureusement, comme je suis un petit peu trop enveloppé, je peine beaucoup trop dans les montées. Ce n'est pas possible de faire de la musculation avec la cuisine qu'on mange dans notre région. Ce n'est pas comme ici (à Genève ndlr). Pour moi, ça n'est pas fête. Devant mon désarroi culinaire, ma femme est venue me trouver pendant les répétitions avec le jambon, les tortellinis, le poulet, la saucisse de ma région !
JS : Comment vous est venu l'idée de chanter ?
ED : Un peu par amusement. Ma famille était passionnée de musique lyrique. Mon grand-père jouait de la contrebasse au théâtre lyrique de Mantoue, alors dans la maison, il y avait toujours de la musique. Alors, avec les copains qui disaient que je devrais essayer de chanter, j'ai, un peu pour m'amuser, commencer à étudier le chant. J'ai chanté ma première mélodie. J'ai passé mon premier concours. Puis, j'ai continué, petit à petit sans jamais brûler les étapes. Pendant quatre ans, j'ai chanté des tout petits rôles. Le contact que j'ai pu avoir alors avec d'autres artistes lyriques m'a beaucoup servi par la suite. Puis, j'ai eu la chance, en 1969 de rencontrer le chef d'orchestre Thomas Schippers et en 1971, Claudio Abbado qui m'ont entraîné dans mes débuts dans les grands théâtres. Jusqu'à Berlin avec les Berliner Philarmoniker et Claudio Abbado au pupitre. Je pense qu'on ne peut pas faire mieux, non ?
J'ai beaucoup de plaisir de retrouver le chef Bruno Campanella avec lequel j'ai travaillé depuis plus trente ans. Avec Claudio Abbado, c'est le chef d'orchestre avec lequel j'ai le plus souvent chanté. Se retrouver avec un chef qu'on connait bien est rassurant parce qu'il y a un «feeling» qui stimule la compréhension musicale.
JS : Dans les rôles que vous interprétez, vous avez un caractère différent que d'autres chanteurs chantant le même rôle ?
ED : Le caractère de base de chaque personnage reste le même. Peut-être dans mes interprétations, j'ai la tendance à présenter mes personnages un peu moins méchants qu'on les personnifie généralement. Je les fais méchants, ma non troppo ! Par exemple, Don Pasquale doit finir l'opéra avec un public qui l'aime, qui a la compassion de ce pauvre bonhomme. Dans La Cenerentola, Don Magnifico, que j'ai déjà joué plus de cent fois, est un peu un salaud, alors là, il ne faut pas qu'il paraisse trop sympathique !
JS : Avec votre forte personnalité, comment vous comportez-vous devant le personnage principal d'un opéra ?
ED : Il n'y a pas de personnage-phare. Nous sommes tous des petits phares et nous éclairons le spectacle de notre mieux. Ici, le final de l'opéra appartient à la Cenerentola. Mais un opéra bouffe, c'est de la comédie. Il n'y a pas de protagoniste principal mais, un tas de petits personnages qui jouent la comédie. Sans cette alchimie, le spectacle ne sera pas réussi. Il faut toujours faire attention dans l'opéra bouffe de ne pas trop en faire, et de laisser la place à la musique. Si vous en rajoutez, le rire éventuel des spectateurs va couvrir la musique et l'œuvre s'en trouvera déstabilisée.
J'aime l'opéra par cette combinaison parfaite de la musique et du théâtre. Quand je vois des opéras en concert, cela me désole. C'est trahir le compositeur. Quand un compositeur écrit une musique sur un livret, il a pensé à la scène, il a pensé au décor, aux costumes, au mouvement des acteurs.
Je crois beaucoup à l'opéra. Penser que nous sommes au seuil de l'an 2000 et qu'on joue toujours des opéras vieux de plusieurs centaines d'années avec un succès grandissant. Et avec ceci que dans l'opéra, dans le théâtre, tout est faux. Dans un opéra, il ne faut jamais se demander : Pourquoi ceci, pourquoi cela. L'opéra est le spectacle le plus conventionnel qu'on peut imaginer. La musique le sublime. Mais, la réalité n'existe plus. Un air dure six à sept minutes. Pourtant, il décrit la pensée fulgurante d'un instant. Le temps n'existe pas dans l'opéra. Le public aime cette irréalité de l'espace temps. Il faut toujours garder cette irréalité du temps, sinon on détruit le rêve. Les personnages, au contraire de l'action, doivent être réels, comme ceux qu'on rencontre dans la rue, dans le tram, dans une banque. Tout est convention. Prenez une symphonie, à quelques exceptions près, elles finissent toutes de la même manière. Par pure convention!
Et, prenez les pièces de théâtre. D'une manière générale, celles qui ont été mises en musique sont devenues des opéras. Ils se jouent encore, alors que les pièces ont complètement disparus des théâtres de prose. La pièce Tosca de Félicien Sardou est rarement jouée, par contre il n'y a pas de semaine qu'un théâtre lyrique ne joue la Tosca de Puccini !
JS : Vous avez encore le « trac »?
ED : Bien sûr, si je n'avais pas plus le trac, je me ferais du souci.
JS : Que pensez-vous des voix d'opéra aujourd'hui ?
ED : Les voix d'opéras existent, mais par la volonté de chefs d'orchestre ou de directeurs de théâtre stupides, ces voix souvent magnifiques sont tuées en quelques années. Les jeunes voix devraient apprendre à refuser les rôles pour lesquels elles ne sont pas prêtes. C'est souvent difficile, parce qu'après les longues années d'étude, il faut aussi travailler et gagner sa vie.
JS : Vous semblez terriblement équilibré, c'est rare pour un artiste ?
ED : Avec les années qui passent, on devient un peu plus sage ! J'ai toujours privilégié une plus petite carrière mais une bonne vie. Quand un collègue me piquait un contrat, cela ne me faisait pas particulièrement plaisir, mais je me disais que si ce n'était pas ce théâtre qui aurait besoin de moi, il en existe des centaines qui pourront m'appeler. Il est vrai qu'aujourd'hui, avec une certaine sécurité financière, je peux me permettre d'aller où j'ai envie d'aller.
JS : Merci Monsieur Dara…et grâce aux nombreux enregistrements que nous laissent votre opulente discographie, votre verve lyrique ne nous abandonnera jamais.
Crédits photographiques : Galliano Castore Passerini
*Entretien réalisé en 1997 pour l'hebdomadaire V magazine