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Bayreuth. Festspielhaus. 3-VIII-2017. Richard Wagner (1813-1883) : Le Crépuscule des dieux, opéra en trois actes, troisième journée de L’Anneau du Nibelung, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Frank Castorf. Décor : Aleksandar Denić. Costumes : Adriana Braga Peretzki. Lumières : Rainer Casper. Vidéo : Andreas Deinert, Jens Crull. Avec : Stefan Vinke, Siegfried ; Markus Eiche, Gunther ; Albert Dohmen, Alberich ; Stephen Milling, Hagen ; Catherine Foster, Brünnhilde ; Allison Oakes, Gutrun ; Marina Prudenskaya, Waltraute ; Wiebke Lehmkuhl, 1e Norne ; Stephanie Houtzeel, 2e Norne ; Christiane Kohl, 3e Norne ; Alexandra Steiner, Woglinde; Stephanie Houtzeel, Wellgunde ; Wiebke Lehmkuhl, Flosshilde. Chœur (chef de chœur : Eberhard Friedrich) et Orchestre du Festival de Bayreuth, direction : Marek Janowski.
Le Crépuscule des dieux vu par Frank Castorf boucle en apothéose un Ring mémorable. Complexe souvent, stimulant toujours, sous haute tension intellectuelle, d'un esthétisme hypnotique, c'est le meilleur que Bayreuth a produit depuis Chéreau.
Le Wotan de Castorf a créé l'homme à son image : brutal et instinctif. C'est probablement ce qu'un grand nombre de spectateurs ayant fait le pélerinage à Bayreuth n'accepte toujours pas. La gangrène Waelse a infecté Siegfried mais également toute une humanité grouillant dans de glauques quartiers ou derrière les colonnes trop blanches de Wall Street. « Ils ne mouraient pas mais tous étaient frappés ». Obst und Gemuse… Döner Box… Complexe pétrochimique Buna de Schkopau… New York Stock Exchange : Castorf ne se contente plus d'un pays unique et son œil glisse à la surface du globe. Le virus a gagné la planète des hommes. Le dernier plan d'un Hagen hypnotisé par un baril de flammes ayant avalé son anneau sonne comme un avertissement. Tout va peut-être recommencer, à moins que le spectateur, au sortir du théâtre, ne passe le message d'une humanité à réinventer et peut-être sans le secours des dieux : de quoi peut-on accuser Castorf sinon d'avoir si bien compris le message wagnérien ?
Au fil des quatre soirées, les fabuleux décors rotatifs d'Aleksandar Denić, partis à l'escalade du plein cadre du Festspielhaus, ont visé les cintres, franchissant un stade dans le spectaculaire, laissant depuis Siegfried une place plus réduite à la mouvance de ciels toujours chargés de nuées ocres (celle des puits de pétrole de certaine guerre éclair au Koweït ?) ou sanglants derrière Wall Street, quand ils ne sont pas d'un noir absolu. Les trois couleurs sont déclinées par le metteur en scène dans un jeu d'orgues virtuose. Le plus fascinant est certainement quand la palette chromatique, infectée par ce nouvel or du Rhin moderne qu'est le pétrole, vire à un noir luisant et poisseux. Une sorte d'œuvre au noir.
Wotan a disparu (sinon d'une vidéo où, en grand pervers devant lui-même, il se réjouit de voir ses propres filles se déchirer sous ses yeux), remplacé par un Hagen qui ne lui cède en rien en terme de violence sans états d'âme. Le pétrole sommeille dans des barils qu'il éventre au-dessus du cadavre de Siegfried tandis que son monstrueux dérivé (devenu, après des décennies de règne, pollueur des océans ou « perturbateur endocrinien » de notre présent) est partout : Siegfried est enveloppé, comme Brünnhilde le fut, dans une bâche… en plastique. Le fils d'Alberich est le patron d'une boutique écrasée sous les murs lépreux d'appartements abattus, mais les comportements sont les mêmes dans l'échoppe et dans le palais des Gibischungen. Stephen Milling, dans la lignée des Hagen les plus noirs (tout près de Frick) est immense, même avant que Castorf n'en développe la stature au moment des appels du deuxième acte via une impressionnante ombre projetée. Le metteur en scène dessine brillamment Gunther et Gutrune, habituellement peu caractérisés. Lui, passant de la forfanterie à la terreur face à un demi-frère qui l'achèvera dans une sinistre descente d'escaliers, est vécu de l'intérieur par un Markus Eiche remarquable. Elle, fofolle de son Isetta comme de son corps livré indifféremment non seulement à Siegfried mais aussi à Hagen, à son frère, ainsi qu'à tout chaland intéressé, est aussi bien chantée que jouée par Allison Oakes. Le Siegfried toujours survitaminé de Stefan Vinke (cette fois c'est le Hoï hé de l'acte III qui se grise de son contre-ut) est toujours en attente d'un quatrième acte voire d'une quatrième journée. La mort pitoyable du héros pulsionnel casseur de SDF, couché dans la pénombre d'une banlieue, derrière une balustrade de planches, à coups de battes assénés sur le tranchant des célèbres accords, est vraiment marquante. Personne, comme chez Chéreau, ne se recueille autour de lui. La Marche funèbre, voulue sans héroïsme, pour lui, seul au monde, sonne le Crépuscule des héros. Catherine Foster dit préférer la Brünnhilde du Crépuscule : la cantatrice s'épanouit effectivement au fil des journées pour conclure sur une incarnation majeure. Marina Prudenskaya énonce Waltraute avec beaucoup d'intériorité et Albert Dohmen l'ultime retour d'Alberich avec l'autorité inquiète qui convient. Les excellentes Nornes de Wiebke Lehmkuhl, Stéphanie Houtzeel et Christiane Kohl (cette dernière insuffisamment lumineuse pour griser) se révèlent, sous le plastique des bâches, en fées déchues s'adonnant à l'édification d'ex-votos dans le recoin d'un immeuble où un poste de TV repasse peut-être le film des événements. Le retour des Filles du Rhin en Mercedes, avec cadavre et bidons d'essence dans le coffre, nous vaut d'excellents moments de comédie (avec Castorf on rit aussi dans cette affaire toujours sérieuse qu'est le Ring !) en compagnie de l'impayable Patrick Seibert, assistant du metteur en scène, fil rouge muet (« le dernier prolétaire », nous dit-on) des quatre opéras, la caravane d'Alberich en constituant le fil d'argent.
La superbe direction d'acteurs n'oublie pas les chœurs. Ces derniers, dont les individualités sont scrutées à la vidéo, sont embauchés, drapeaux alliés et anarchistes à la main, pour une des plus galvanisantes scènes de noce jamais vues. Gardant pour l'acte III la pompe de son ultime décor (l'insolente blancheur de Wall Street), et le sous-employant d'ailleurs quelque peu, Castorf demande à Brünnhilde d'asperger l'endroit de l'essence engendrée par l'Or noir du Rhin mais de ne pas se jeter dans le feu. L'insolent bâtiment, que l'on rêvait de voir flamber, effectue une ultime rotation pour laisser la place à l'envers de son décor : celui d'un monde qui va devoir continuer le combat.
Les images fortes de Castorf semblent toujours s'élever à des coudées au-dessus de la lecture symphonique (cependant tachée ce soir par quelques couacs aux bois dans la Marche funèbre) et pressée d'en finir, de Marek Janowski. On déplorera longtemps le départ de Kirill Petrenko, dont il n'est pas interdit de penser que, comme Boulez avec Chéreau, il eût pu être l'assistant précieux de la victoire d'un Ring qui divise encore au moment où il entre dans l'Histoire. On peut aussi affirmer, par-delà les huées de « ceux qui ont acheté un billet comme d'autres achètent une arme » (dixit Denić), que le Wanderer-Ring de Frank Castorf, ultra-pessimiste, mais salutaire réveilleur de conscience, tendant, au-dessus de la chaîne accidentée Hall-Kupfer-Flimm-Kirchner-Dorst, la main à Patrice Chéreau, est bien évidemment le Ring des questions de notre monde. Le Ring de notre temps.
Crédits photographiques : © E. Nawrath
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Encore Chereau !
Je ne comprends pas ce snobisme parisien qui consiste à faire constamment référence à cette production, certes idéalisée par la vidéo, mais qui était vraiment loin d’être aussi novatrice et réussie que ce que la critique parisienne s’obstine à faire croire. La production de Kupfer et celle de Castorf était et est d’une efficacité nettement supérieure. Il suffit de se souvenir des décors ! Peut-on espèrer enfin des critiques francophones sans ces incessantes évocations du chéri des bobos !
Critiques injustes quant à l’aspect purement musical des 3/4 de Ring proposés par FM : richesse de l’orchestre de Janowski qu’il semble de bon ton de critiquer et splendide distribution avec notamment 2 ténors nous rendant confiants quant à l’avenir du chant wagnérien C Ventris / Siegmund et S Vinke / Siegfried .
Magnifiques soirées .