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Paris. Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet. 21-IV-2017. Peter Maxwell Davies (1934-2016) : The Lighthouse, opéra de chambre en un prologue et un acte, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Alain Patiès. Scénographie : Laure Satgé ; Valentine de Garidel. Costumes : Gabrielle Tromelin. Lumières : Jean-Didier Tiberghien. Avec : Christophe Crapez, ténor ; Paul-Alexandre Dubois, baryton ; Nathanaël Kahn, basse. Ars Nova ensemble instrumental, direction : Philippe Nahon.
Un an après la disparition de son compositeur, The Lighthouse, opéra créé en 1980, est sur scène en France à l'Athénée.
L'anecdote est aussi simple que frappante : au tournant du XXe siècle, trois hommes, chargés de garder un phare sur une île des confins de l'Écosse, disparaissent corps et biens, sans laisser la moindre trace. Malgré une enquête du Northern Lighthouse Board, personne n'élucida jamais ce mystère qui, en revanche, échauffa bien des imaginations, jusqu'à celle de Sir Peter Maxwell Davies.
Celui-ci, à partir du fait divers, conçoit le livret d'un bref opéra (une heure de musique), pour trois chanteurs et douze instrumentistes, dans un esprit qui évoque Britten, Le Tour d'Écrou, et surtout Curlew River. Loin de chercher à proposer sa propre explication du drame, Davies l'utilise comme prétexte pour construire une sorte de fable, qui balaie tout voyeurisme ou soif de sensationnel : il s'agit d'une méditation sur le mal et la déchéance de l'humanité. De là, une atmosphère sombre et lourde, une violence latente chez les protagonistes, en contraste avec l'imaginaire que convoque le titre de l'œuvre ; la lumière du phare ne suffit pas à dissiper les épaisses ténèbres où le spectateur se voit plongé.
La belle idée de Davies est d'avoir ajouté à l'acte unique, qui dépeint la destinée romancée des trois gardiens, un prologue, pour retracer à grands traits l'enquête qui suivit l'incompréhensible découverte. Ce sont les trois mêmes chanteurs qui endossent le costume des investigateurs, et l'opéra s'ouvre alors qu'ils rendent compte de leur voyage de reconnaissance au phare. Leur récit, d'abord strictement factuel, s'embrouille et dérive à mesure que s'y adjoignent d'imperceptibles détails surnaturels : la tempête, des sons de corne, des lumières rouges et blanches… La musique se fait de plus en plus tourbillonnante et virtuose ; les furieux bouillonnements de la partition semblent devoir engloutir la voix du cor, qui questionne les personnages présents sur scène. Sans solution de continuité, ce tableau d'une humanité en butte à son besoin d'irrationalité laisse place au cœur de l'intrigue. Plus tard, pourtant, l'acmé de la pièce élude la disparition des gardiens, qui n'est que suggérée par des lampes clignotant en signe de SOS : les acteurs reprennent alors leurs habits d'enquêteurs, puis on les voit effacer du phare les traces d'une vérité qu'ils jugent embarrassante. L'on comprend qu'« enquêteur » et « gardien » sont l'endroit et l'envers d'une même personnalité, que tiraillent l'envie d'une vie lisse et réglée, prévisible et civilisée, d'une part, et d'autre part l'attrait inexplicable du mal, le « Cri de la bête » (car tel est le sous-titre de l'acte).
Au centre de l'opéra, les trois gardiens sont présentés tour à tour, au son d'une musique d'apparences littérales, mais cruellement ironique en fait : une chanson gaillarde pour le premier, qu'accompagne toute la gouaille d'un banjo, mais bientôt ponctuée de paroles d'une violence crue ; une chanson d'amour, pour le second, où affleure l'obscénité ; pour le troisième, enfin, un cantique confus qui, faisant mine d'emprunter au livre de l'Exode, semble adressé au Veau d'or bien plus qu'au Dieu d'Israël. Il apparaît peu à peu que ces trois portraits, dans leurs ambivalences, reflètent le passé torturé des personnages ; ils sont le signe de leur besoin d'une rédemption qui ne vient pas, ou qu'ils ne savent pas accueillir. Leur religiosité désorientée, leur superstition (ils pratiquent le tarot divinatoire) ou leur maigre philosophie sont des remparts bien dérisoires face aux flots de la mer déchaînée, du mal de leur propre passé qui les ronge ; ils finissent par céder, au son d'une musique d'apocalypse, aux appels du néant, comme s'ils pouvaient se racheter en cessant d'exister.
Si le propos de l'œuvre apparaît si stimulant pour l'esprit, c'est que la mise en scène d'Alain Patiès en rehausse le sens, par sa simplicité de bon aloi. Sans jamais renoncer aux exigences de la fiction, là où l'histoire risquerait de ployer sous le poids des symboles, le spectacle est ponctué de quelques trouvailles discrètes (la silhouette du phare en toile cirée, l'emballement lumineux final…). Pour un opéra de chambre et des effectifs si réduits, nul n'est besoin de plus ; cette humilité face au livret et aux intentions du compositeur contribue grandement à l'équilibre et à l'unité de cette vision de l'œuvre.
La musique de Davies, quant à elle, est de bout en bout tourmentée ; déchirante, parce que sincère ; âpre dans ses dissonances, mais toujours accessible, car toujours descriptive. Elle trouve ce soir en ses interprètes des défenseurs de choix, dont la bravoure n'a d'égale que la difficulté technique de la partition : c'est la voix du baryton Paul-Alexandre Dubois qui semble se couler avec le plus d'aisance dans les lignes sinueuses de ses personnages. Sa tessiture homogène lui permet de projeter le son et d'habiter son chant avec grande conviction. Christophe Crapez, quoique peut-être moins à l'aise dans les aigus de son ténor, est lui aussi remarquable de présence scénique. Quant à Nathanaël Kahn, un peu de raideur et, sans doute, de trac l'empêchent de donner tout son essor à sa voix de basse dans les moments trop dramatiques, mais ses soliloques, pendant la partie de cartes, ont une vraie puissance expressive, à glacer les sangs.
L'engagement total des musiciens de l'ensemble Ars Nova confère beaucoup de relief aux parties instrumentales. Le fil narratif est impeccablement tenu par le chef Philippe Nahon, dont l'expérience dans le répertoire du XXe siècle fait ici merveille. Nulle baisse d'intensité n'est à déplorer, nulle faute de goût, alors même que certains pupitres sont sollicités à l'extrême ; à ce titre, on applaudit tout particulièrement des cuivres à l'intonation claire, et des percussions infaillibles jusqu'à l'héroïsme. En un mot, voilà une production passionnante, dont l'économie de moyens décuple la portée.
Crédit photographique : © Jean-Didier Tiberghien
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Paris. Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet. 21-IV-2017. Peter Maxwell Davies (1934-2016) : The Lighthouse, opéra de chambre en un prologue et un acte, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Alain Patiès. Scénographie : Laure Satgé ; Valentine de Garidel. Costumes : Gabrielle Tromelin. Lumières : Jean-Didier Tiberghien. Avec : Christophe Crapez, ténor ; Paul-Alexandre Dubois, baryton ; Nathanaël Kahn, basse. Ars Nova ensemble instrumental, direction : Philippe Nahon.