Conversation à trois autour de Trompe-La-Mort
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À l’occasion de la nouvelle création de l’Opéra de Paris, ResMusica vous propose d’entrer dans les méandres de Trompe-la-mort.
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« En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer. » Ainsi débute Splendeurs et Misères des courtisanes, troisième livre d'Honoré de Balzac autour du personnage de Jacques Collin, dit Vautrin, dit l'abbé Carlos Herrera depuis la fin d'Illusions Perdues, dit Trompe-la-Mort.
En liant des extraits littéraires de Balzac autour de cette figure emblématique de La Comédie humaine, aux entretiens réalisés avec le compositeur et librettiste Luca Francesconi et le metteur en scène Guy Cassiers à l'origine de la nouvelle création de l'Opéra de Paris dont la première est prévue ce soir, ResMusica vous propose d'entrer dans les méandres de Trompe-la-mort. Avant le deuxième volet dédié au traitement de l'œuvre de Balzac dans ce projet lyrique, voici les différentes visions du personnage de Trompe-La-Mort.
Un projet d'opéra autour de l'œuvre de Balzac
Luca Francesconi : J'avais cette idée depuis au moins vingt ans. Adolescent déjà, j'étais lecteur de Balzac mais je ne connaissais pas Splendeurs et Misères des courtisanes, car pour moi ce n'était pas facile à aborder, même si à l'époque il y avait un effet de mode autour de ce livre. Aujourd'hui, en travaillant sur le livret, je n'ai pas changé une seule phrase ou un mot de Balzac : je ne me permettrais jamais de faire une chose comme cela !
Honoré de Balzac : Quoique la beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, […] il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée ; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle ; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire ‘'J'ai vu'' ; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. (Extrait de Splendeurs et misères des courtisanes)
Inspiration principale : Splendeurs et misères des courtisanes
LF : Il n'y a rien ou presque du Père Goriot dans cet opéra. Vautrin est la colonne vertébrale de trois romans qui sont des sommets de La Comédie Humaine. L'envie qui m'a déchaîné a été de jouer sur le côté théâtral de Balzac. Les pages m'inspirant le plus à l'époque étaient les dernières d'Illusions Perdues, avec le voyage en calèche où Vautrin, déguisé en abbé Herrera, croise par hasard le jeune Lucien qui revient de son échec parisien à pied et sans le sou. Le prêtre est foudroyé par sa beauté. Ensuite, tout ou presque raconte l'histoire de Splendeurs et misères des courtisanes, avec l'amour à trois entre Collin, Esther et Lucien.
Trompe-la-Mort
Guy Cassiers : Bien sûr, le personnage le plus important est ce double, Vautrin-Herrera-Collin dit Trompe-la-Mort, que l'on peut considérer comme un intellectuel du mal, changeant de personnage et se transformant comme un caméléon selon les situations, avec un besoin permanent de manipulation. Il a une perception malfaisante des choses.
HdeB : Vautrin, l'Homme de quarante ans, à favoris peints […] était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaité, ne déplaisait point. (Extrait du Père Goriot)
Transformation pour devenir Abbé Herrera
LF : La première scène que je veux faire, c'est le changement de Trompe-la-Mort en Abbé Herrera à l'aide d'un réactif chimique. C'est une scène très cinématographique qui ressemble à du Lynch, ou à du Béla Tarr.
HdeB : Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne qui dix ans auparavant vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fût réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène. […] Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie ? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. – Donc je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. […]
Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions qu'il voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans ce conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. (Extrait de Splendeurs et misères des courtisanes)
« Je suis méchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas. Et il est bon d'apprendre que je me soucie de tuer un homme comme de ça ! »
(Vautrin dans « Le père Goriot »)
Similitudes avec Méphisto
GC : Pour moi, le personnage de Trompe-la-Mort est très proche de certains que j'ai déjà utilisés. On peut parler de Faust, mais aussi de Macbeth, et même dans Proust avec lesquels il y a de fortes similitudes avec le Baron de Charlus. Je n'avais pas remarqué auparavant à quel point Proust est impossible sans Balzac, et j'aime ces deux écrivains non seulement dans la nécessité d'écrire, mais aussi dans celle d'ouvrir les codes du roman. C'est parce qu'ils ont essayé de dire toutes les choses de leur environnement et de le retransmettre dans un roman total que cela est aussi génial. La première rencontre entre Vautrin et Lucien dans Illusions Perdues est un pacte, comme dans Faust de Goethe. Mais ici, le démon n'est pas le diable : il reste un homme, avec beaucoup de colère. Il a des émotions qui parfois lui font perdre de sa puissance. Il devient victime de ses sens et de ses passions.
HdeB : L'ignoble forçat en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par Lord Byron, par Mathurin, par Canalis (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d'une rosée dérobée au paradis), Jacques Collin, si l'on a bien pénétré dans ce cœur de bronze, avait renoncé à lui-même depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien ; il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dînait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin il voyait en Lucien un Jacques Collin, beau, jeune, noble, arrivant au poste d'ambassadeur.
Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande du DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l'homme aimé, qui ont vécu de sa vie, noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse… (Extrait de Splendeurs et misères des courtisanes)
Passions
GC : Nous ne parlerons pas de l'homosexualité de Vautrin, mais c'est très clair qu'il y a une liaison dangereuse entre les trois personnages principaux, Esther, Lucien et Herrera, car il y a un amour détourné. Nous allons nous en servir comme du passé sur la relation entre Eugène Rastignac et Vautrin. On a besoin de savoir ce qui s'est passé entre eux, mais toujours dans le but de connaître ce que l'on va en faire pour le futur.
HdeB : Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut donner d'autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa réintégration au secret […] en proie à une anxiété qu'il n'avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne, par deux condamnations en Cour d'assises. Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l'esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n'est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette étude, déjà si considérable, paraîtrait inachevée, écourtée, si le dénouement de cette vie criminelle n'accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra ! (Extrait de Splendeurs et misères des courtisanes)
Mort de Lucien
HdeB : Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit. […] À cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionné firent frémir les trois spectateurs de cette scène. – Laissez-moi là !… dit Jacques Collin d'une voix éteinte, je n'ai pas longtemps à le voir, on va me l'enlever pour… Il s'arrêta devant le mot « enterrer ». – Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !… Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas. (Extrait de Splendeurs et misères des courtisanes)
Crédits photographiques : Trompe-la-Mort © Vera Frankl / Millennium Images, UK – Luca Francesconi pendant les répétitions © E. Bauer / Opéra national de Paris – Guy Cassiers pendant les répétitions © E.Bauer / Opéra national de Paris
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