Les Emportés redécouvrent les trésors oubliés du patrimoine musical français
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Même si le Palazzetto Bru Zane fête dignement depuis janvier le bicentenaire de la mort d’Étienne-Nicolas Méhul, cet évènement semble avoir été quelque peu oublié des maisons d’opéra.
Pour honorer comme il se doit celui que nous considérons comme le plus grand compositeur d’opéra en France durant la Révolution française, ResMusica a choisi de consacrer un dossier à l’opéra de cette période, étude qui mettra en exergue le rôle essentiel tenu par cet artiste, injustement déclassé au fur et à mesure des siècles passés. Assez peu travaillées par les musicologues et n’ayant pas passé la barrière du temps, ce sont des œuvres lyriques débordantes de fougue et d’inventivité que nous dépoussiérerons tout au long de ces quelques mois. Pour accéder au dossier complet : Bicentenaire Méhul
Les Emportés ont choisi de faire redécouvrir au public Stratonice d'Étienne-Nicolas Méhul dans le cadre des commémorations de la mort de ce compositeur français de la période révolutionnaire. Le directeur artistique, Maxime Margollé, nous révèle ce qui a conduit la compagnie à se spécialiser dans ce répertoire ainsi, que sa vision personnelle de la musique de Méhul.
ResMusica : Il est fréquemment décrété qu'en France, la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe correspondent à une période de quasi-vacuité dans le domaine musical. Pourquoi avoir choisi de se spécialiser dans le répertoire français de la Révolution et de l'Empire ?
Maxime Margollé : Nous avons choisi de nous intéresser à cette période parce que, s'il est vrai que les trois grands compositeurs viennois Haydn, Mozart et Beethoven, concentrent sur eux la majorité des études musicologiques et l'attention des musiciens sur la période dite « classique », la musique française entre la mort de Rameau et la création de la Symphonie fantastique de Berlioz en 1830 est aussi riche que peu connue. Or durant cette période, le séjour parisien de Gluck (1774-1779) va révolutionner le monde lyrique avec la création de chefs-d'œuvre comme Armide ou Iphigénie en Tauride, puis la Révolution va créer une effervescence musicale incroyable. Entre 1789 et 1801 par exemple, il y a deux théâtres d'opéra-comique à Paris (les théâtres Favart et Feydeau) qui se font concurrence et qui s'empruntent mutuellement leurs sujets, créant une émulation lyrique unique dans l'histoire de la musique française. Enfin, l'Empire voit la création d'œuvres comme La Vestale de Spontini qui influencera toute une génération de musiciens de Rossini à Wagner en passant par Weber, Berlioz et Meyerbeer. Ainsi, s'intéresser au répertoire lyrique de la période s'étendant de la fin de l'Ancien Régime au début du règne de Louis-Philippe, c'est un peu aussi tenter de comprendre comment la musique française est devenue romantique et redécouvrir des chefs-d'œuvre signés Dalayrac, Cherubini, Hérold ou Méhul, bien entendu.
RM : Est-ce un travail historique que vous menez ou pensez-vous réellement que ces œuvres lyriques peuvent encore toucher le public d'aujourd'hui ?
MM : C'est un peu les deux. Je m'explique : le musicologue a bien entendu envie de faire un travail historique sur ces œuvres pour faire ce que j'appelle de la « musicologie pratique », tandis que le directeur artistique veut présenter au public des œuvres aussi méconnues qu'originales capables de dialoguer avec le monde contemporain. Ce qu'il y a de magique avec l'opéra ou l'opéra-comique, c'est que bien souvent, les livrets traitent de sujets universels : l'amour, la haine, le désir, le désespoir etc. Nous avons par exemple recréé en 2014 Adolphe et Clara, ou les Deux prisonniers de Dalayrac. Dans cette œuvre, deux jeunes époux ont été séparés par leur vie dissolue. Pour leur faire peur et les ramener dans le droit chemin, un ami de leur famille transforme sa maison en « prison pour rire » le temps d'un opéra-comique. La question du divorce est traitée ici d'une manière souriante très contemporaine et le public retrouve facilement des caractères parfaitement actuels comme celui du séducteur un peu joueur ou de la femme coquette qui amusaient déjà lors de la création en 1799 et qui feront rire encore dans cent ans !
RM : Mais il y a bien des raisons qui expliquent que ces opéras n'aient pas traversé les siècles alors qu'ils étaient des énormes succès en leur temps ?
MM : En effet. Cela est avant tout lié à l'évolution du goût musical : les œuvres que l'on crée en 1780 n'ont pas la même esthétique que celles créées en 1830 ou 1850. Entre temps, le langage musical a évolué et on est passé de la période dite « classique » à la période « romantique ». Le public a besoin de nouveauté et la mode change rapidement durant cette période. Toutefois, si l'on regarde le répertoire de l'Opéra-Comique au milieu du XIXe siècle, on trouve encore des œuvres créées en 1790 ou 1800. C'est le cas d'Adolphe et Clara qui est représenté jusqu'en 1853, de Stratonice qui est joué pour la dernière fois en 1827 ou de Joseph de Méhul qui est créé en 1807 mais qui est joué jusqu'en 1910. Cela est dû au fait que, jusque dans les années 1970, l'opéra-comique est ce que l'on appelle un théâtre de répertoire. C'est-à-dire qu'il fonctionne grâce à un « réservoir » d'œuvres qui sont reprises en un minimum de répétitions, tandis que les créations viennent renouveler ce répertoire. Je pense que le fait que l'on ne fonctionne plus par répertoire mais par saison fait que la qualité des œuvres représentées est excellente, mais que la variété est moins riche, ce qui explique la disparition, regrettable selon moi, de certains opéras ou opéras-comiques qui mériteraient d'être joués plus souvent. Du reste, une bonne partie de la musique baroque était encore complètement oubliée il y a trente ans, avant que des musiciens et des musicologues ne décident de la sortir de l'ombre où elle était restée. Espérons que ce soit également le cas pour Méhul et ses contemporains.
RM : Les Emportés participent activement à la commémoration du bicentenaire de la mort de Méhul. Pouvez-vous nous préciser de quelle manière ?
MM : Pour nous, la commémoration du bicentenaire de la mort de Méhul a commencé l'été dernier. Nous avons eu la chance d'être accueillis en résidence au Château de Valençay, où nous avions déjà recréé Adolphe et Clara en 2014, pour travailler sur Stratonice de Méhul. Nous avons ensuite recréé cette œuvre les 1er et 2 octobre dans le magnifique théâtre du château qui a conservé ses décors du XIXe siècle signés Ciceri (décorateur de l'Opéra de Paris au milieu du XIXe siècle). Jouer dans ce lieu est véritablement magique. Puis, nous avons fait l'ouverture de l'année Méhul dans la ville natale du compositeur, Givet, avec un récital intitulé « Le Fifre et la lyre » le 15 janvier dernier. La soprano Pauline Texier et le ténor David Tricou, accompagnés par Karolos Zouganelis au piano, ont interprété des extraits d'œuvres de Méhul (Euphrosine, Stratonice, Ariodant, l'Irato…) et de ses contemporains (Gluck, Grétry, Dalayrac, Cherubini, Boieldieu et Isouard). Enfin, nous avons repris Stratonice pour quatre représentations à Paris entre la 21 janvier et le 21 février et l'œuvre sera donnée une dernière fois cette année le 20 octobre à Givet.
RM : On ne peut pas vraiment dire qu'un grand nombre de maisons d'opéra, en France comme à l'étranger, aient choisi de mettre ce compositeur en avant dans leur programmation malgré cette commémoration. Comment l'expliquez-vous ?
MM : Il y a quand même eu quelques événements, en particulier le récital « Méhul – The first romantic » à Londres où, grâce à l'énergie du Palazzetto Bru Zane, Michael Spyres et John Irvin ont pu chanter des extraits d'œuvres de Méhul et d'autres compositeurs de la même époque (Mozart, Beethoven…). Il y aura aussi la recréation le mois prochain du Jeune sage et le vieux fou à l'Opéra de Reims et cette production s'arrêtera également à Givet et à la BnF. Nous ne sommes qu'au début de l'année et j'espère que d'autres événements importants auront lieu !
RM : Comment décririez-vous la musique de Méhul ?
MM : La musique de Méhul est surprenante. Elle peut être tourmentée, tendre, dramatique, comique ou même parfois violente comme dans le duo d'Euphrosine que l'historiographie connaît sous le nom de « duo de la jalousie », mais elle est toujours étonnante. Méhul a très rapidement une sensibilité dramatique et théâtrale affirmée. La richesse de son harmonie vient seconder l'action d'une manière particulièrement puissante dans certaines de ses œuvres (Euphrosine, Stratonice, Ariodant…). On trouve un bel exemple de cela dans l'air d'Antiochus au début de Stratonice où, tandis que le jeune prince appelle la mort de ses vœux, la musique peint son tourment d'une manière particulièrement sensible.
RM : L'opéra Stratonice que vous avez présenté au Château de Valençay puis à Paris, est-il représentatif du « style Méhul » ?
MM : Méhul est encore jeune lorsqu'il compose Stratonice, et son style, bien que déjà très affirmé, n'atteint selon moi sa pleine maturité qu'avec Ariodant qui est créé en 1799. Si Méhul y est parfois innovant dans Stratonice, certaines pages de la partition, comme les chœurs des premières scènes par exemple, semblent encore influencées par Gluck à qui on le comparera longtemps. Toutefois, certains éléments musicaux, comme la richesse de l'harmonie et l'énergie de ses accompagnements, qui sont caractéristiques de ses œuvres, sont déjà bien présents. Mais Stratonice est également un bon exemple de l'esthétique des œuvres composées par toute une génération de compositeurs qui connaît ses premiers succès pendant la décennie révolutionnaire comme Cherubini, Lesueur ou Berton. Dans leurs opéras-comiques, le mélange de comique et de pathétique est particulièrement présent. Dans Stratonice ce mélange des genres, secondé à merveille par la mise en scène de Benjamin Pintiaux, ajoute à l'originalité de l'œuvre.
RM : Souvent après des critiques élogieuses lors de ses créations, Méhul lui-même reprochait aux critiques de l'époque de ne pas avoir suffisamment « appuyé » sur les défauts présents dans ses opéras. Resmusica a rédigé un compte-rendu de ce spectacle : quels défauts n'avons-nous pas relevés à cette occasion ?
MM : Selon moi, le principal défaut de Stratonice est le traitement du personnage de Stratonice qui non seulement n'a pas d'air, mais est également très peu développé. Cela est probablement dû au mélange des genres que j'ai évoqué tout à l'heure. Stratonice est sous-titré « comédie héroïque » et le librettiste, Hoffman, a préféré laisser la place à l'expression de la détresse d'Antiochus plutôt qu'aux sentiments amoureux du personnage éponyme. Par exemple, il n'y a pas de duo d'amour entre Antiochus et Stratonice, ce qui est un peu surprenant et on n'en sait finalement que très peu sur cette princesse qui est l'objet de l'attention de tout le monde. En revanche, il y a un duo entre Antiochus et le médecin Erasistrate, qui invente la psychanalyse près d'un siècle avant Freud… Si cette vision de la médecine est novatrice, on ne peut pas dire que cet opéra-comique soit féministe !
RM : Et pour contrebalancer, quelles en sont ses qualités ?
MM : Stratonice est une œuvre hybride dans le bon sens du terme. Tout le monde peut y trouver son compte : les esprits mélancoliques savoureront le premier air d'Antiochus qui est une pure merveille, tandis que les spectateurs plus friands de légèreté riront aux frasques du médecin Erasistrate. Hoffman et Méhul ont réussi avec cette œuvre à allier le rire aux larmes sans dénaturer les personnages. Le livret est également particulièrement bien écrit. Nous avons choisi de garder les alexandrins d'origine qui apportent une puissance supplémentaire au texte sans en alourdir le sens. Il faut dire que les chanteurs qui interprètent cette œuvre sont aussi à l'aise dans les dialogues parlés que dans les épisodes chantés. Le metteur en scène, Benjamin Pintiaux, et le directeur musical, Thomas Tacquet, ont fait un travail extraordinaire avec eux pour que tout se déroule avec une parfaite fluidité. Enfin, je crois que le format de l'œuvre (un acte) est également une de ses forces. Il s'agit d'une œuvre courte (1h10), en français, parfaite pour découvrir le théâtre lyrique (grâce à l'alternance d'épisodes parlés et chantés) ou pour approfondir sa connaissance du répertoire en découvrant l'un des bijoux oubliés de l'aube du romantisme.
Crédits photographiques : Pauline Texier et David Tricou lors d'une représentation d'Adolphe et Clara © Michel Chassat ; Thomas Tacquet, directeur musical, lors d'une représentation de Stratonice © Maxime Margollé
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