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Sinem Altan et l’Orchestre Symphonique National des jeunes de Turquie

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est une compositrice germano-turque hors du commun. Arrivée en Allemagne à 11 ans, elle étudie dans les grandes écoles de la capitale, mais ne renie pas pour autant ses racines culturelles et musicales. Une force qui fait aussi sa particularité : le crossover entre styles et entre cultures. Le 16 août prochain, le jouera sa nouvelle création, Hafriyat – Earthwork. Première pour la compositrice : jamais un orchestre établi en Turquie n'avait joué une de ces pièces.

Sinem-AltanC« Ma force, c'est le foisonnement d'idées. »

ResMusica : Quel a été votre premier contact avec la musique ?

: À 5 ans, j'ai commencé à suivre des cours de piano à Ankara, et à 7 ans, j'ai remarqué que je n'étais pas plus motivée que ça par l'étude du répertoire pianistique. Je voulais faire quelque chose qui m'appartienne sans trop savoir quoi. C'est là que j'ai commencé à esquisser quelques pièces au piano. Très tôt, on a remarqué chez moi un haut potentiel, qui repoussait alors les limites de l'enseignement en Turquie. À l'époque, il n'y avait aucun professeur qui voulait s'occuper d'un enfant qui désirait apprendre la composition.

RM : C'est à ce moment-là que vous êtes partie à Berlin ?

SA : Oui, en tous cas la question d'effectuer des études à l'étranger s'est posée. C'était en 1996, et j'ai intégré un programme pour jeunes à la Hochschule für Musik Hanns Eisler. Ce fut une époque assez difficile. Je suis rentrée en 6e classe au Gymnasium, et aux études musicales s'ajoutait l'apprentissage de toutes les matières qu'un enfant de mon âge doit étudier en Allemagne. De plus, j'ai dû apprendre la langue, et la mentalité. Bien sûr, il y avait beaucoup de gens du pays ici, mais qui avaient un autre background que moi. Beaucoup n'avaient aucune relation avec la Turquie. C'était une drôle d'impression, d'avoir autour de moi quelque chose de familier, sans qu'il le soit véritablement.

RM : Comment se sont déroulés vos cours de composition ?

SA : Au début c'était fantastique. Jusqu'à mes 16 ans, mon professeur m'a laissée très libre, et me permettait d'essayer beaucoup de choses. Après, c'est devenu plus compliqué. J'ai décidé de ne pas passer le Bac pour directement intégrer l'Université des Arts de Berlin. Je suis passée d'un univers d'enfants prodiges, où j'étais la seule à avoir la composition comme matière principale, à une classe de composition où les élèves les plus jeunes avaient 25 ou 26 ans (j'en avais alors 16), souvent avec des études à leur actif. Mon professeur, Friedrich Goldmann, était aussi très sceptique : j'avais déjà du métier, mais mentalement je n'étais pas au niveau. Dans les séminaires, ça parlait de Wittgenstein et Adorno… À 16 ans, je préférais jouer du piano !

RM : Comment était l'ambiance avec les autres étudiants ?

SA : Complexe. Tout d'abord la classe était dominée par des hommes. 18 hommes pour 2 femmes, dont l'autre avait plus de 30 ans. Ensuite, toutes les discussions étaient très analytiques et philosophiques, et je ne pouvais très vite plus suivre le propos. Mais d'un autre côté, j'ai toujours composé, organisé des concerts où mes œuvres étaient jouées, j'ai toujours beaucoup joué moi-même aussi, de sorte qu'interpréter et composer n'ont jamais été deux choses séparées pour moi.

RM : Et qui a influencé votre musique ?

SA : Disons que ce n'est pas là que reposait ma force. Au mieux, ça pouvait être ma faiblesse. Ma force c'est le foisonnement d'idées. Quelque chose me faisait bouger de l'intérieur, et puis j'avais déjà une forme, et à partir de là je commençais à écrire une pièce.

RM : Et vos faiblesses ?

SA : Se concentrer sur une seule structure par exemple, en laissant de côté le grouillement d'idées.

RM : Dans quelle mesure votre musique se différenciait-elle de celle des autres étudiants ?

SA : La formation à la composition à Berlin se veut très libre, mais à la fois elle doit être structurée. Évidemment il n'y a pas de contraintes de styles. Mais j'ai observé que dès que l'on a le « courage » de faire quelque chose qui n'est pas dans la pratique établie au 20e siècle par les compositeurs contemporains, c'est-à-dire en rapport avec la musique de variété, ou bien d'intégrer des composantes culturelles, alors on est tout de suite critiqué comme voulant prendre le chemin le plus simple possible.

RM : Dans quel sens ?

SA : Ces influences sont là, on peut s'en enrichir, cela fonctionnera, mais il est établi que si un compositeur s'y frotte, alors son travail ne sera pas individuel. Pour être individuel, il fallait créer quelque chose de nouveau. Dans ce contexte, mon origine, mon âge et aussi mon genre constituaient un triple déficit pour établir ma signature de compositrice. J'aurais dû oublier ces trois composantes pour trouver ma propre voie. Mais pour moi c'était le contraire : je ne pouvais pas trouver ma propre voie en effaçant ces qualités qui me définissent en tant qu'être humain.

RM : Comment décrirez-vous votre musique à quelqu'un qui ne l'aurait jamais entendue ?

SA : Physique, rythmique, basée sur une pulsation. Au premier plan il n'y a pas la mélodie, mais un squelette rythmique. Si l'on veut la décrire en termes culturels, cela peut être mis en relation avec le rapport Occident-Orient. L'expression orientale est faite de gestes, qui sont empreints de rythmes, dépendants du tempo et du temps. La monodie joue aussi un rôle très important : la mélodie est riche et complexe avant tout par son rythme et par la forme de son développement.

« J'ai été critiquée pour manipuler la tradition musicale turque et européenne avec peu de respect. »

RM : Pouvez-vous décrire plus précisément ces « gestes » ?

SA : Il s'agit de gestes humains, ou des gestes de la vie quotidienne, ou encore liés à la nature. Un coup de vent, le mouvement d'une branche sur un arbre. La musique anatolienne se base en grande partie sur la réflexion de la nature. Ou au moins quand une histoire est chantée, la mélodie est très proche de la langue, de l'accentuation du langage parlé. C'est une forme que je reprends dans ma musique instrumentale : elle raconte quelque chose, et le flot du récit se déroule selon un certain rythme, lent, agréable, rapide.

RM : Quel est votre lien avec la musique traditionnelle turque ?

SA : Les membres de ma famille côté maternel ont tous joué un instrument et pratiqué la musique de cour osmanienne. Mais le véritable déclencheur a été mon arrivée en Allemagne : j'avais l'impression que cette musique se perdait en moi, et j'ai donc commencé à l'étudier intensivement.

RM : Comment l'étudiez-vous ?

SA : J'ai rassemblé la littérature sur cette musique, et j'ai eu l'occasion de voyager en Turquie. Mais chez moi, la théorie arrive toujours au second plan. L'important est de rencontrer les musiciens, les écouter, les analyser, les laisser faire, et « saisir » le tout. La musique osmanienne n'a par exemple pas de tradition écrite avant le 19e siècle : elle est transmise du maître à l'élève, et l'improvisation joue alors un grand rôle.

RM : Est-ce que votre musique est jouée en Turquie ?

SA : Pas une seule fois, si l'on fait exception d'un concert pendant la période de ma bourse. J'étais alors âgée de 19 ans. J'ai d'ailleurs été critiquée à l'époque pour manipuler la tradition musicale turque et européenne avec peu de respect…

RM : Et quelle a été votre réaction ?

SA : Je me demandais ce que pouvait bien signifier cette remarque. Qu'avais-je fait pour que les gens essayent de m'éduquer à plus de respect ? J'ai compris à l'époque que cette idée de fusion de différents éléments, provenant de cultures différentes, pouvait en être responsable.

RM : Avez-vous eu d'autres feedbacks de la société turque ?

SA : En 2013, j'ai écrit un concerto pour bağlama, et à cette occasion une grande délégation de l'école de bağlama est arrivée d'Istanbul. Selon eux, j'aurais pu écrire le concerto pour la guitare, et il n'était pas utile d'utiliser le bağlama, qui devrait être réservé pour la musique anatolienne. Or, mon projet était justement de transposer les capacités du bağlama à l'orchestre, en changeant l'accord des violons par exemple. Dans ce cas là, les « oreilles » européennes sont plus ouvertes, elles percevaient tout de suite le projet de la pièce. Mais à l'inverse, lorsque j'arrange un lied de Schubert à la manière anatolienne, j'ai la fraction schubertienne qui considère qu'il n'est pas à propos de toucher à un art musical établi. Mais qu'il s'agisse de musique d'Anatolie ou de Schubert, la question reste la même : est-ce que ces traditions à la base n'étaient pas aussi le résultat de crossover, avant de se pérenniser ?

RM : Élaborer ce genre de rencontres culturellement « provocatrices », c'est un choix politique délibéré ?

SA : Au départ, j'étais assez « optimiste » par rapport à ces phénomènes. J'unissais les choses les unes aux autres, et je me disais qu'il apparaîtrait au final quelque chose d'intéressant pour tous. Mais j'ai remarqué que plus mon style se formait entre ces univers et ces styles, plus un besoin d'en parler se mettait en place, et j'ai alors, avec humour, repris ce genre de provocation à mon compte. Mais c'est avant tout la présence d'une certaine pensée du « classement » en Allemagne qui pousse à provoquer dans ce sens.

RM : Une pensée du « classement »…

SA : Chaque chose et chaque personne a son genre, sa case, migrant/non migrant, compositeur de tel ou tel style de musique… On souhaite toujours classer les choses avant de les percevoir, et surtout ne pas mélanger les différentes catégories. Or, ce mélange se produit de toute manière, qu'on le veuille ou non. La question est alors de savoir si l'on détruit la valeur des différents éléments traités, ou si on les métamorphose en un nouvel être doté d'une valeur plus pertinente. Si nous étions aux États-Unis par exemple, on parlerait plus de la substantialité des phénomènes, et non pas du mélange qui en serait à la base. Là-bas, cette idée de fusion ou d'assimilation est déjà partiellement intégrée dans la société, ou en tous cas devenue une question secondaire.

Propos recueillis et traduits de l'allemand par Hervé Catin et Grégory d'Hoop

Crédits photographiques : © DR

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