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Primé dans la catégorie récital instrumental des International Classical Music Awards 2015, le pianiste Evgeni Koroliov est l'un des artistes les plus indispensables de notre époque. Loin de la médiatisation, il construit une discographie exceptionnelle (Tacet) dont Schubert est la plus récente étape.
« Je veux qu'ils se rendent compte qu'il n'y a rien de mieux que la musique dans le monde ; ils doivent être heureux de pouvoir vivre avec elle, quelle que soit leur position : pianiste de concert ou professeur dans une petite école de musique. »
ICMA : Comment êtes-vous venu au piano? Etes-vous issu d'une famille de musiciens ?
Evgeni Koroliov : Non pas du tout ! Mais quand j'étais petit, il était de coutume en Russie d'apprendre la musique aux enfants. Mes deux frères aînés ont commencé à apprendre le piano et ils ont abandonné très vite. Mais je me rappelais les mélodies et je voulais les jouer. C'est ainsi que je suis devenu pianiste.
ICMA : Il y a-t-il eu dans votre enfance une expérience musicale particulière qui vous a fait dire « Oui, c'est cela que je veux faire dans ma vie » ?
EK : Oui, les oeuvres de Bach, Mozart ou Schubert me touchaient énormément, même les petites pièces que j'étais en mesure de jouer. Et, plus important encore, je me suis mis très jeune à composer, cela me motivait beaucoup. Je ne me sentais pas destiné à être pianiste mais plutôt compositeur. La vie en a décidé autrement.
ICMA : Y-a-t-il eu dans votre enfance un concert par l'un des grands pianistes ou chefs que vous avez ressenti comme une forte expérience ?
EK : Je me souviens très bien d'un concert avec le célèbre chef français Charles Munch. Le violoniste Oleg Kagan a, lui aussi, toujours été une lumière pour moi. Un autre moment très important fut une rencontre avec Glenn Gould dans la petite salle du Conservatoire Tchaïkovski. Il a joué trois pièces de l' « Art de la fugue » qui m'ont beaucoup influencé.
ICMA : A 17 ans, vous avez joué le « Clavier bien tempéré » en concert. C'était rare à l'époque. Comment avez-vous eu cette idée?
EK : Je me suis toujours senti attiré par cette musique et l'expérience des trois pièces de l' «Art de la fugue » dont je viens de parler m'a tellement inspiré que je jouais Bach avec beaucoup d'amour et d'intérêt. Cela ne me semblait pas difficile, c'était tout simplement un plaisir. Et je ne me suis jamais inquiété de savoir si cela plairait au public.
ICMA : Était-ce un public d'experts, ou des habitués des récitals ?
EK : A cette époque, le public de Moscou était très, très bon. Il y avait un grand nombre d'amateurs de musique et ce n'était pas un problème, même de jouer Bach …
ICMA : On ne jouait pas beaucoup le répertoire baroque en Russie. Peu de pianistes jouaient ces œuvres en concert. Sviatoslav Richter et Maria Youdina occupaient à ce titre une position unique…
EK : Exactement! J'ai travaillé quelques heures en privé avec Maria Youdina. Elle adorait Bach, le jouait très bien mais de façon non conventionnelle. A cette époque, on ne parlait pas encore d' « interprétation historiquement authentique ». Et Bach au piano, ce n'est pas « authentique »… c'est clair.
ICMA : Était-ce pour vous une raison de jouer Bach au clavecin ou au clavicorde?
EK : Oui ! Mais je n'ai jamais été très friand du clavecin. Par contre, le clavicorde est mon instrument de prédilection. Mais il ne convient pas pour les concerts car c'est un instrument très calme, très très calme.
ICMA : Quel rôle joue l'instrument pour un pianiste? Pouvez-vous comprendre que András Schiff ou Krystian Zimerman voyagent avec leur Steinway ?
EK : Oui, c'est très bien si vous pouvez vous le permettre. Mais de toute façon, je ne pense pas que je puisse faire quelque chose de parfait en concert. Personnellement, j'essaie autant que possible de compenser les inconvénients de l'instrument par mon oreille et mon expérience. L'essentiel est de rester concentré. Finalement, c'est l'attitude face à la musique qui est décisive.
ICMA : Quelles sont les qualités essentielles d'un piano à queue ?
EK : Un bon instrument chante… Mais restons réalistes: je suis déjà heureux si la deuxième octave sonne bien. Il y a cinquante ans d'ici je jouais des instruments où la troisième octave chantait encore…
ICMA : Vous avez enseigné pendant de nombreuses années à Hambourg. Les étudiants ont-ils aujourd'hui une vision différente de ce que signifie « être pianiste » ?
EK : Difficile à dire! Tout est si différent d'une personne à l'autre. Je crois que les musiciens de la génération actuelle ont une réflexion beaucoup plus pratique. Ils doivent maîtriser des enregistrements, le monde des concerts… et vous devez obtenir ce qu'ils veulent faire. Ce qui n'est vraiment pas facile à notre époque ! Cela nécessite beaucoup d'énergie.
ICMA : Que dites-vous à vos élèves à ce propos ?
EK : Je veux qu'ils se rendent compte qu'il n'y a rien de mieux que la musique dans le monde ; ils doivent être heureux de pouvoir vivre avec elle, quelle que soit leur position : pianiste de concert ou professeur dans une petite école de musique.
ICMA : Au regard du résultat artistique, préférez-vous les enregistrements en salle de concert ou en studio ?
EK : Je suis toujours un peu insatisfait tant après un concert qu'après un enregistrement. À cet égard, je ne fais aucune différence.
ICMA : Que signifie pour vous d'avoir reçu un Prix international de Musique Classique ?
EK : Cela m'est très agréable et me rend hommage, mais, en fait, je n'ai pas le sens des honneurs très développé.
ICMA : Quelles sont vos passions, outre la musique ?
EK : Il y en a beaucoup : la peinture, l'architecture, la poésie, la littérature. Auparavant, je jouais beaucoup aux échecs mais aujourd'hui je n'en ai plus le temps et je n'ai plus de bon partenaire. Mais j'achète encore de revues d'échecs et je les lis, c'est ce qui me reste…
ICMA : Comment voyez-vous l'avenir de la musique classique dans les dix prochaines années?
EK : Je prédis un avenir pas très brillant. Les années à venir seront très difficiles, et cela n'a rien à voir avec notre musique mais avec le développement de la culture en général, un mouvement que nous ne pouvons arrêter. Je pense, et quelques musiciens pensent comme moi, que nous avons besoin de construire une « culture de catacombe », pour passer le temps en quelque sorte, tout comme l'ont fait les moines irlandais à l'âge des ténèbres pour ne pas laisser la culture descendre au plus bas.
Propos recueillis par Isabel Roth, Mario Vogt et Martin Hoffmeister. Rédaction de l'article par Rémy Franck. Traduction de l'allemand par Bernadette Beyne.