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Die Gezeichneten, première scénique en France. Lyon, Opéra de Lyon. 28-III-2015. Franz Schreker (1878-1934), Die Gezeichneten [Les stigmatisés], opéra en trois actes, sur un livret du compositeur.
David Bösch (mise-en-scène) ; Falko Herold (décors & costumes) ; Michaël Bauer (lumières). Avec : Charles Workman (Alviano) ; Magdalena-Anna Hofmann (Carlotta) ; Simone Neal (Tamare) ; Markus Marquardt (duc Adorno & Le capitaine de justice) ; Michael Eder (il podestà Nardi) ; Aline Kostrewa (Martuccia) ; Jan Petryka (Pietro & Un jeune homme) ; Jeff Martin (Guidobald) ; Robert Wörle (Menaldo) ; Falko Hönisch (Michelotto) ; James Martin (Gonsalvo) ; Piotr Micinski (Julian) ; Stephen Owen (Paolo) ; Caroline MacPhie (Une jeune fille) ; Marie Cognard (Ginevra Scotti) ; Didier Roussel (Un sénateur) ; Kwang Soun Kim (Un sénateur & Un serviteur) ; Paolo Stupenengo (Un sénateur) ; Celia Roussel-Barber (alto solo) ; Karine Motyka (Une mère) ; Alain Sobieski (Un père) ;
Sharona Applebaum (Une servante) ; Joanna Curelaru (Une servante) ; Hidefumi Norita (ténor solo). Studio de l’Opéra de Lyon, Chœur de l’Opéra de Lyon, Orchestre de l’Opéra national de Lyon, Alejo Pérez (direction musicale).
Donné ici en sa première production française (97 ans après sa création à l'Opéra de Francfort), Les Stigmatisés est une révélation. Composé durant la Première guerre mondiale, cet ouvrage et ses abyssales moirures semblent annoncer tous les cataclysmes dont le XXe siècle allait regorger.
Une fois que le courage de l'Opéra de Lyon a été salué (et la pleutrerie artistique des autres théâtres lyriques français constatée), quel est donc cet ouvrage intitulé Die Gezeichneten ? En 1911, Schreker avait écrit ce livret à la demande de son ami Zemlinsky, qui, s'estimant disgracieux, lui avait commandé « une tragédie de l'homme laid ». Ne trouvant pas d'entente pour poursuivre leur collaboration, chacun reprit son chemin : Zemlinsky composa Der Zwerg (Le nain), en une sorte d'autoportrait ; et Schreker mit en musique son livret. En ressort un ouvrage passionnant mais où livret et partition ne sont pas exactement sur la même longueur d'onde, quand ils semblent ne pas être du même auteur.
Le livret compile toute l'histoire du roman gothique [depuis le pionnier Château d'Otrante d'Horace Walpole (1764)] et en rassemble toutes les composantes : la nuit et la pleine lune ; la brume ; la peur et la cruauté ; des crimes ; et du surnaturel, du fantastique. Quant à l'intrigue, elle se structure en plusieurs strates : une île où s'impose une règle politique utopique et criminelle ; une histoire d'amour où s'entrelacent sincérité et simulacre ; une double mise en abyme de la création (le noble propriétaire, sorte d'architecte, a conçu une grotte, tandis que l'héroïne, Carlotta, est peintre) dans un opéra ; enfin, une philosophie dialectique du Beau et du Laid. Par les crimes (jusqu'à la pédophilie) qu'il mentionne et par la plume, précise et charnue, avec laquelle il les nomme, ce livret passe de l'autre côté des convenances et bascule dans ces replis répugnants de l'âme humaine. Comme toute littérature gothique, il vise à susciter une touffeur et une chatoyance de terribles images mentales ; Les chants de Maldoror de Lautréamont ou les contes d'Edgar Poe n'en sont pas bien loin. Riche noble génois, le héros, que Schreker traite avec délicatesse, est doublement frappé (stigmatisé) : son visage, repoussant, en fait un paria (un antécédent de Wozzeck, la classe sociale en différence) ; et son handicap le contraint à étouffer tout désir charnel en lui.
Quant à la partition (achevée en 1915), elle se situe dans un territoire aussi net que tendu entre deux pôles : symbolisme et postromantisme. Y passent, furtivement, des échos de Dukas, Schönberg (celui de Gurre Lieder), Zemlinsky (Symphonie Lyrique) et Zandonai (Francesca da Rimini). Le geste compositionnel est large et puissant (l'époque était au gigantisme orchestral). Loin de revendiquer une autonomie dramaturgique ou fonctionnelle, la partition épouse les entrelacs du livret. À côté d'une écriture vocale où le récitatif continu est densifié par un ardent lyrisme, l'écriture orchestrale est opulente. Encore l'Opéra de Lyon (modeste fosse d'orchestre oblige) a-t-il présenté une orchestration réduite : les bois par trois, et non par cinq.
Une production sobre et efficace
David Bösch a misé sur la sobriété. Un décor unique, uniment noir et dont le fond se perd, indistinct à l'œil, décrit cette grotte, au sol pentu et où les rasants éclairages latéraux font de chaque personnage une silhouette dont l'ombre compte plus que sa présence physique. Cette production choisit donc de refuser ces moirures et ces plis que le livret et, surtout, la musique proposent : si la monotonie ne surgit pas, du moins la tension dramaturgique et la chatoyance chromatique passent-elles au second plan. Un léger regret : la direction d'acteurs n'est pas assez serrée. Aussi la délectable et vénéneuse expressivité de cet ouvrage fait-elle, in fine, quelque peu défaut. Un coup de massue, plus qu'un poison sauvage savamment percolé.
Le plateau de chanteurs est de haute tenue. À commencer par Charles Workman (Alviano), qui conjugue le talent d'être héroïque et défait. Avec sa longue silhouette qu'il sait rendre fantomatique et avec son timbre quasi-mozartien que porte, pourtant, un souffle puissant et inextinguible, il demeure un des plus intelligents et sensibles ténors en exercice. À ses côtés, Magdalena-Anna Hofmann (Carlotta) donne tous les reliefs à son rôle, où la sincérité et la duplicité se confondent, indémêlables ; chez cette somptueuse musicienne, tout juste regrettera-t-on une tierce aiguë pas toujours contrôlée. Quant à Simone Neal, il fait de Tamare le versant totalement cynique et désespéré d'Alviano ; ses moyens scéniques sont à l'unisson de ses talents vocaux. Le reste de la distribution se situe également à cette altitude, y compris les deux membres – Aline Kostrewa (Martuccia) et Jan Petryka (Pietro & Un jeune homme) – du Studio de l'Opéra de Lyon.
Une fois encore, le Chœur de l'Opéra de Lyon et l'Orchestre de l'Opéra de Lyon s'engagent avec ferveur théâtrale et précision musicale, dans cette arène chauffée à blanc. Il est vrai qu'Alejo Pérez, véritable patron de la représentation, domine totalement cette partition touffue dont il valorise l'entier geste dramatique et dont il sait éclairer les plus subtils recoins.
Assurément, cette première française, très réussie, des Stigmatisés est un moment marquant de cette année lyrique française. Elle assure, à cet ouvrage, une place inaugurale de tout le répertoire lyrique moderne, aux côtés de chefs d'œuvres tels qu'Erwartung ou Wozzeck, et en une sinistre prémonition de tous les régimes de mort dont le XXe siècle allait se repaître ad nauseam. Est-il certain que le XXIe siècle ait pris un chemin si différent ?
Crédits photographiques : Stofleth/Opéra de Lyon
En coopération avec la Fondation Auschwitz sur les mémoires des violences politiquesPlus de détails
Die Gezeichneten, première scénique en France. Lyon, Opéra de Lyon. 28-III-2015. Franz Schreker (1878-1934), Die Gezeichneten [Les stigmatisés], opéra en trois actes, sur un livret du compositeur.
David Bösch (mise-en-scène) ; Falko Herold (décors & costumes) ; Michaël Bauer (lumières). Avec : Charles Workman (Alviano) ; Magdalena-Anna Hofmann (Carlotta) ; Simone Neal (Tamare) ; Markus Marquardt (duc Adorno & Le capitaine de justice) ; Michael Eder (il podestà Nardi) ; Aline Kostrewa (Martuccia) ; Jan Petryka (Pietro & Un jeune homme) ; Jeff Martin (Guidobald) ; Robert Wörle (Menaldo) ; Falko Hönisch (Michelotto) ; James Martin (Gonsalvo) ; Piotr Micinski (Julian) ; Stephen Owen (Paolo) ; Caroline MacPhie (Une jeune fille) ; Marie Cognard (Ginevra Scotti) ; Didier Roussel (Un sénateur) ; Kwang Soun Kim (Un sénateur & Un serviteur) ; Paolo Stupenengo (Un sénateur) ; Celia Roussel-Barber (alto solo) ; Karine Motyka (Une mère) ; Alain Sobieski (Un père) ;
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