Pour sa deuxième saison sur la Colline, le Ring de Frank Castorf rejoint assurément la liste étroite des mises en scène qui marqueront durablement le festival de Bayreuth.
Là où certains esprits étroits ont cru percevoir l'occasion de vilipender un énième avatar du Regietheater, il faut reconnaître l'évidence d'un travail d'orfèvre qui fait jaillir toujours plus de détails à chaque représentation. Cette prolifération bouillonnante irrite et bouscule – n'oublions pas que la proposition de Castorf vient après le très pâle et anecdotique Torsten Dorst… L'ironie triomphante dont se réclame le metteur en scène est-allemand est à puiser dans la définition qu'en donnait Jankélévitch en 1964 dans son ouvrage éponyme : « (…) l'ironie est la souplesse, c'est-à-dire, l'extrême conscience. Elle nous rend, comme on dit « attentifs au réel » et nous immunise contre les étroitesses et les défigurations d'un pathos intransigeant, contre l'intolérance d'un fanatisme exclusiviste. » En réponse à ceux qui confondaient encore ironie avec provocation le théâtre de Castorf oppose une maestria et un ajustement impeccable des références sociohistoriques, politiques, économiques et culturelles.
Obéissant à la logique interne de la narration, Das Rheingold est le volet où se concentre le volume le plus important d'actions (principales et secondaires) – volume auquel Castorf répond par un diffraction sans limite des centres d'intérêt. L'œil s'attarde encore sur un visage filmé en gros plan quand la scène est déjà en train de pivoter, alors que des figurants font irruption et jouent une saynète en contrepoint avec l'action principale à l'étage au-dessus. Dans un Texas fantasmé, réduit à une american way of life de pacotille, le « Golden Motel » croise le miteux et le mythique en déplaçant les dieux dans un univers à la vulgarité désespérante. À l'autre bout de l'œuvre, on retrouvera cette dimension crasseuse et misérable, projetée à travers le prisme de l'histoire d'une Allemagne d'après-guerre qui se reconstruit sur les cendres de son Götterdämmerung.
Les décors Aleksandar Denic (transfigurés par l'éclairage de Rainer Casper) sont le réceptacle idéal de ce théâtre de l'idéologie et de la réflexion. On pourrait considérer, en superposant les deux dimensions, que l'axe de symétrie de ce Ring se situe dans le décor de Siegfried, au moment où l'on passe de l'idéal pétrifié (fabuleuse vision d'un Mount Rushmore à la gloire de Marx, Lénine, Staline et… Mao) au Berlin-Est d'Alexanderplatz. De part et d'autre, ce sont des allers-retours spatiaux temporels qui tournent en boucle, invitant le spectateur à plonger dans ces spirales réflexives et centrifuges. Bien moins iconoclaste que la plupart des spectacles montés à la Volksbühne de Berlin, cette Tétralogie révèle une attention méticuleuse au livret. L'idée de faire se croiser la thématique de l'Or, de l'Anneau (et du pouvoir qui en résulte) avec la problématique du pétrole et de la dépendance politico-économique, offre une objectivité et un à-propos remarquables à l'intrigue wagnérienne. Le pétrole est exposé indirectement à travers ses conditions d'extraction et la présence des produits dérivés (plastique, essence etc.). Le fil rouge consiste à montrer l'impact de l'Or noir sur ses propriétaires successifs, comme la malédiction de l'Anneau qui passe de main en main. A la conclusion de ce cercle vicieux, les dieux courent à leur perte et l'histoire de cette énergie fossile se confond avec la destinée du monde.
La question de la multiplicité des points de vue est réglée par l'utilisation d'un dispositif complexe de caméras de suveillance et d'écrans de diffusion. On gagne avec la couleur esthétiquement assez glauque, une contrainte d'observation qui joue sur plusieurs niveaux et plusieurs angles. Esthétiquement toujours, le choix d'une iconographie très marquée par le monde de la bande dessinée et des séries TV, permet à Castorf de tenir à distance toute tentative de percevoir les dieux comme des êtres supérieurs empreints de noblesse d'âme. Adieu Tarnhelm, anneau, épées, cor et autres artefacts que l'usage a transformé en poteaux indicateurs de la Bayreuthie. Non pas qu'ils disparaissent totalement, mais Castorf les éparpille dans un immense et étourdissant jeu de piste. Il faut saisir cet océan de détails qui parcourt le Ring, bien conscients du piège que nous tend le metteur en scène à en détourner l'usage ou du moins, l'apparence traditionnelle. Dans le troisième acte de Siegfried, si ennuyeux d'ordinaire, se bousculent les idées jusqu'au délire hallucinatoire de ces crocodiles cherchant à perturber le minable repas de noce de la tante qui sort de son sommeil et du neveu turbulent.
Rien de ce travail de fond n'aurait été possible sans un parfait esprit de troupe qui réunit l'ensemble des chanteurs participant à cette aventure (le cast est quasiment inchangé par rapport à l'an dernier, à l'exception notable de l'Alberich de Martin Winkler, du Donner d'Oleksandr Pushniak et du Fasolt de Günther Groissböck). Vocalement assez peu inspirés par la mine d'or que déploie sous leurs pieds l'orchestre (réglé au millimètre sur le rythme théâtral) de Kirill Petrenko, les protagonistes vont chercher dans la perfection du jeu et la maîtrise des situations complexes les éléments qui leur permettent de sublimer leur performance. Le magnifique équilibre des trois Nornes (Okka von der Damerau, Claudia Mahnke et Christiane Kohl) est construit scéniquement sur le modèle celui des trois filles du Rhin (à nouveau Okka von der Damerau, Mirella Hagen et Julia Rutigliano). Le Wotan de Wolfgang Koch est parmi les rôles principaux, l'interprète majeur de cette production, loin devant une Catherine Foster (Brünnhilde) décevante et un Lance Ryan décidément impossible en Siegfried. Moins « spectaculaire » – car plus narrativement « historique » -, Die Walküre offre aux jumeaux Anja Kampe et Johan Botha, tout le confort d'un espace théâtral relativement classique. Peu sollicités par un jeu qui se voudrait exagérément difficile, ils donnent le meilleur de leur performance vocale. Parmi les rôles secondaires, le Mime de Norbert Ernst ou la sublime Erda de Nadine Weissmann campent une présence scénique hors du commun. On notera l'importance de Patric Seibert – assistant de Frank Castorf à la Volksbuhne – à qui est confié le rôle (muet) d'un élément perturbateur omniprésent et énigmatique. Sa présence en tant que figurant subalterne et soumis à l'oppression brutale, donne un relief particulier à la signification des scènes de cette Tétralogie.
Bayreuth : Et demain ?
A l'occasion d'une conférence donnée à la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth, Katharina Wagner accompagnée de son conseiller musical, Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival pour les cinq prochaines années. Affrontant courageusement la polémique autour de la politique artistique et le succès mitigé de certaines productions, la fille de Wolfgang a tenu à rappeler le rôle du Festival au service de la modernité théâtrale. Associant des chanteurs pas forcément tous connus (et à qui l'on demande une disponibilité importante puisque leur agenda est bloqué de juin à fin août), la manifestation convoque également des valeurs sûres pour lesquelles Bayreuth reste un passage obligé.
En 2015, Christian Thielemann dirigera le Tristan und Isolde que Katharina Wagner mettra elle-même en scène. Après des très originaux Meistersinger, nul doute qu'on découvrira un couple Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould aux antipodes des topoï traditionnels. Rien de traditionnel (ou de rationnel) à attendre du sulfureux plasticien Jonathan Meese mettant en scène un Parsifal que dirigera Andris Nelsons, avec Klaus Florian Vogt dans le rôle-titre. Dans le même temps, le chef letton laissera la baguette à Alain Altinoglu pour la reprise du Lohengrin d'Hans Neuenfels. En 2017, la surprise du chef est signée Barrie Kosky, pour une production des Meistersinger von Nürnberg qui promet son lot de facéties et d'éclat. Pour l'occasion, Bayreuth verra le retour d'un Michael Volle qu'on n'espérait plus, dans le rôle d'Hans Sachs. Philippe Jordan dirigera cette production, ainsi que l'ultime reprise du Ring de Frank Castorf. A considérer les obligations de Kirill Petrenko à Munich (en charge du Ring de d'Andreas Kriegenburg), il y a de fortes chances pour que le chef suisse grave la version « officielle » de cette Tétralogie (tout comme il avait hérité de la captation du Parsifal de Stefan Herheim à la place de Daniele Gatti). En 2018, Christian Thielemann dirigera un Lohengrin qui fait déjà beaucoup murmurer parmi les fanatiques, moins par le nom du metteur en scène (Alvis Hernanis) que par celui d'Anna Netrebko qui chantera le rôle d'Elsa. Le successeur de Stephan Baumgarten pour la mise en scène de Tannhaüser s'appelle Tobias Kratzer et il dévoilera son travail en 2019. Il reste une interrogation (de taille) en ce qui concerne le Ring 2020. Les spéculations iront bon train d'ici-là mais il faut parier sur une solution « intermédiaire » après l'anodin Tankred Dorst et le tellurique Frank Castorf…
Crédits photographiques : © Festival de Bayreuth
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