Festival Messiaen, le festival des jeunes talents
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Depuis l'année 2012, le Festival Messiaen instaure un partenariat avec les CNSM de Paris et de Lyon, invitant sur scène les jeunes interprètes, en cours d'études ou en tout début de carrière. Rien moins que cinq concerts leur étaient consacrés lors de cette dix-septième édition.
Ainsi, ce dimanche 27 juillet, dans la petite église de La Grave, retrouvait-on les musiciens du DAI, répertoire contemporain et création, un département de troisième cycle initié par Bruno Mantovani (directeur du Conservatoire National Supérieur de Paris) et pris en main par la violoniste Hae-Sun Kang. Maître et élèves étaient réunis ce soir – Bruno Mantovani à la direction, Hae-Sun Kang en soliste – pour un concert fort sympathique et particulièrement intense.
La première pièce donnait le ton de la soirée avec une transcription de quelques Variations Goldberg de JS Bach, faite par le tout jeune compositeur – à peine 25 ans – Benjamin Attahir, qui convoquait tout à la fois le risque et l'humour en choisissant l'accordéon (Fanny Vicens), la harpe (Eloïse Labaume) et le saxophone (Carmen Lefrançois) pour tester le pouvoir déformant de la couleur instrumentale et s'approprier cette pièce mythique du répertoire baroque.
Bruno Mantovani dirigeait ensuite son propre Concerto de chambre n°2 (2010). La pièce pour six instruments ne renie pas la dimension virtuose de l'écriture, débutant par un solo éruptif de la clarinette (Bogdan Sydorenko éblouissant); mais l'écriture s'oriente vers des recherches spectrales faisant valoir une harmonie-timbre fibrée par les couleurs microtonales chères au compositeur. Pour la même formation, Dérive 1 (1984) de Pierre Boulez est une œuvre courte que le Maître agrandira quelques années plus tard. Les jeunes interprètes en restituaient très subtilement la fluidité des lignes et la tension énergétique qui les conduit, au sein d'un ensemble très équilibré où le piano – Violaine Debever très réactive – conférait sa charge dynamique.
La soirée culminait avec la création très attendue de Benjamin Attahir, compositeur mais aussi violoniste, à qui le Festival Messiaen et Musique Nouvelle en liberté avait passé commande. L'œuvre d'envergure (environ 30′) réunissait tous les interprètes de la soirée (sauf le piano) et mettait sur le devant de la scène Hae Sun Kang, soliste d'un concerto dont le titre Izaaj signifie en arabe Obsession. Et c'est encore de JS Bach dont il est question, plus précisément de La Chaconne en ré mineur pour violon qui hante l'écriture du concerto et dont on perçoit ça et là les enchaînements harmoniques de la basse obstinée. Mais le discours profus et résolument virtuose, emprunte, non sans humour, à différentes manières, occidentales (Prokoviev, Chostakovitch, Berg, Paganini…) mais aussi orientales et met la violoniste au défi, à travers des cadences diaboliques assumées avec une maîtrise et un panache sidérants par Hae Sun Kang. Si l'œuvre pèche par excès (un trait de jeunesse plutôt prometteur), conduite de main de maître par Bruno Mantovani elle laisse l'écoute suspendue à la destinée de sa trajectoire éblouissante qui force l'enthousiasme et l'admiration.
Les mêmes étudiants, sans les maîtres cette fois, se retrouvaient en formation de chambre, dans l'église du Chazelet dominant La Grave de quelques mètres de dénivelé. Les cordes en sextuor donnaient Ittidra (1997) de Iannis Xenakis, une des dernières pièces du compositeur. Sa trajectoire inexorable est assumée par tous les instruments dans une écriture verticale et quasi systématique dont les interprètes hyper concentrés nous dévoilaient l'étrangeté et le radicalisme. Le contraste était saisissant, opéré entre la froide épure de Xenakis et la polyphonie exaltée de Schoenberg dont on entendait La Nuit Transfigurée, sommet de la musique de chambre pour cordes. Premier violon de l'ensemble, Constance Ronzatti nous rappelle qu'il s'agit d'une œuvre à programme en disant de mémoire le poème de Richard Dehmel sur lequel se coule la forme de l'œuvre. S'il manquait encore à l'ensemble une homogénéité dans le son, toutes les énergies convergeaient pour servir l'élan expressif du discours, exaltant la dimension dramatique de ce chef-d'œuvre du post-romantisme qui ne laisse de nous bouleverser. Entre les deux pièces en sextuor, le flûtiste Samuel Bricault interprétait la Sequenza de Berio, pierre d'angle du répertoire de flûte du XXe siècle, qu'il habite totalement. Avec une sonorité flexible et rayonnante au fil de cette trajectoire impertinente, le soliste détaillait très finement le travail de « morphing » opéré par Berio sur le timbre et ses qualités multiples.
Trois autres concerts, respectivement dans la Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains, dans l'église de la Grave et dans celle des Hières – autant de sites haut perchés qu'investit chaque année le Festival – conviaient de jeunes artistes, anciens étudiants des CNSM, qui débutent leur carrière. De Bach à Xenakis, Marie Ythier et sa partenaire Noémie Bialobroda nous faisaient parcourir un pan de l'histoire musicale, à la faveur de leur talent respectif et un enthousiasme très communicatif. La Sonate opus 25 n° 1 pour alto de Paul Hindemith acquérait toute sa puissance sous le geste ample et la sonorité généreuse de Noémie Bialobroda. L'altiste se lançait ensuite dans Embellie (1981) de Iannis Xenakis, une pièce superbe appartenant à la catégorie des œuvres dites « intuitives » du compositeur, qui ne relève donc pas de la spéculation mathématique. « Ce qui est important, disait Xenakis, c'est de faire naître le son et son énergie ». Ce à quoi s'engage la jeune soliste avec une liberté dans l'archet et une fulgurance étonnante pour donner l'envergure sonore d'une écriture en double et triple cordes exigeant une virtuosité hors norme. Après la Suite n° 1 pour violoncelle de Bach avec laquelle Marie Ythier introduisait très élégamment le concert, la violoncelliste abordait à son tour la pièce de Xenakis Nomos Apha (1966), dédiée à la mémoire d'Aristoxène de Tarente mais aussi des mathématiciens Evariste Gallois et Félix Klein, créateurs de la théorie des ensembles. Xenakis s'y réfère pour écrire la première de ses pièces pour violoncelle. Elle évolue dans un espace totalement éclaté, associant divers gestes instrumentaux qui semblent tester toutes les possibilités sonores d'un instrument « qui crache ses entrailles », selon les termes forts d'Emmanuel Levinas. A chaque interprète de trouver une cohérence dans l'articulation temporelle, la pièce réclamant en sus des modifications d'accord au sein du parcours. Marie Ythier, pleinement investie, nous embarquait dans les méandres de ce propos discontinu, oscillant entre rage et frénésie, où glissandi, jeu percussif, friction ou effleurement participent de cette recherche pleinement assumée de « l'inouï » que Xenakis appelait de ses voeux.
Le concert qui réunissait la chanteuse portugaise Raquel Camarinha et les instrumentistes Antoine Ouvrard (piano), Eva-Nina Kozmus (flûte), Louise Marcillat (clarinette) et Tristan Liehr (violon), soulignait de manière très pertinente les liens forts qui unissent la musique de Xenakis aux sources modales et populaires qui affleurent si souvent dans sa musique. Ainsi Zyïa, son opus 1 (1952-1960) pour soprano, flûte et piano, auquel Raquel Camarinha prêtait un grain de voix idéal, est-il imprégné des chants des Balkans et de la musique tzigane. Eva-Nina Kozmus révélait un talent fou dans la Suite paysanne hongroise de Bartok tandis que Louise Marcillat, en solo dans les Trois pièces pour clarinette de Stravinsky, interprétait avec Tristan Liehr et Antoine Ouvrard Contrastes de Bartók, un compositeur incarnant le modèle avoué du jeune Xenakis.
Côté percussion, un domaine largement investi par Xenakis, Rémi Durupt et Lucas Genas, deux jeunes interprètes bardés de diplômes, associaient le compositeur des Pléiades à Gérard Grisey (Stèles pour 2 percussionnistes), Ligeti (une transcription aussi inattendue que risquée de Continuum pour deux marimbas) et Steve Reich (Marimba phase et Nagoya Marimba). Ce sont moins les claviers que les peaux et la puissance d'un impact presque toujours fff qui monopolisent l'intérêt de Xenakis dans Rebonds A et B (1987-1989). Rémi Durupt enchaînait les deux pièces avec une puissance et une virtuosité du geste spectaculaires, révélant la violence primitive et la tension obsessionnelle qui les animent. C'est son partenaire Lucas Genas, non moins impressionnant, qui jouait Psappha (1975), une pièce très aboutie où Xenakis explore « la physique du chaos »; écrite pour cinq groupes de percussions dont le compositeur ne précise que la matière et le registre, la pièce se nourrit des contrastes entre les timbres et les matériaux et instaure un long processus d'intensification conduit ce soir par Lucas Genas avec une frénésie qui confinait à la transe.