La Walkyrie par Peter Konwitschny à Dortmund, début d’un Ring entre humour et émotion
Plus de détails
Dortmund. Opernhaus. 22-V-2025. Richard Wagner (1813-1883) : Die Walküre (La Walkyrie), première journée de L’Anneau du Nibelung. Mise en scène : Peter Konwitschny ; décor et costumes : Frank Philipp Schlößmann. Avec : Stéphanie Müther (Brünnhilde), Tomasz Konieczny (Wotan), Barbara Senator (Sieglinde), Viktor Antipenko (Siegmund), Kai Rüütel-Pajula (Fricka), Denis Velev (Hunding), Tanja Christine Kuhn, Vera Fischer, Natascha Valentin, Maria Hiefinger, Sooyeon Lee, Ruth Katharina Peeck, Kai Rüütel-Pajula, Edvina Ustaoglu (Huit Walkyries). Dortmunder Philharmoniker ; direction : Gabriel Feltz
Malgré le manque de tension orchestrale à l'acte I, le public s'enthousiasme à bon droit pour un spectacle profond et complexe, constamment à l'écoute de la musique.
Peter Konwitschny a aujourd'hui 80 ans ; au cours de sa longue et brillante carrière, il a certes souvent mis en scène Wagner, sans jamais avoir eu l'opportunité de créer un Ring complet – sa seule contribution était un Crépuscule des Dieux à Stuttgart, dans le Ring composite de 1999/2000, bien connu par le DVD et dont le Siegfried, confié à Jossi Wieler, a encore récemment été repris à Stuttgart. C'est donc l'opéra de Dortmund qui a accueilli cette première d'envergure, culminant en deux cycles complets en ce printemps, et le public très international qui assiste au spectacle montre que l'événement n'est pas passé inaperçu des wagnériens, sinon sans doute des Français singulièrement absents.
Et c'est par La Walkyrie que commence le cycle : Konwitschny veut s'affranchir de la chronologie, c'est-à-dire sans doute pour lui de l'imaginaire épique, de la grandiloquence de l'opus magnum. Pas question pour lui de créer en quatre soirs tout un mythe de l'histoire humaine comme l'ont fait Chéreau et tous ceux qui s'en sont inspirés, Castorf à Bayreuth ou Herheim plus récemment à Berlin : peut-être le souvenir de son père, le grand chef Franz Konwitschny, nazi convaincu dès 1933, puis artiste officiel de la RDA dans laquelle il a lui-même fait ses premières armes, joue-t-il dans ce refus des explications globalisantes du monde. L'humour (celui qui décale le regard, pas la dérision qui détruit) vaut bien mieux pour lui que l'idéologie. L'unité que donne au cycle un metteur en scène identique est en quelque sorte compensée par le choix de quatre individualités différentes pour les décors et costumes : ce soir, c'est Frank Philipp Schlößmann qui crée les décors, ouvrant progressivement l'espace de l'appartement étriqué de l'acte I jusqu'à la garçonnière de luxe de Wotan.
Avant même que la musique commence, un arbuste devant le rideau vacille puis s'effondre : pour le metteur en scène, c'est le crime originel, l'agression contre la nature qui conduit les hommes (Dieux compris) à la catastrophe. La grande force de Konwitschny est sa puissance analytique conjuguée à une science du théâtre qui lui permet de rendre visible par des moyens souvent extrêmement simples ce qui est au cœur des œuvres qu'il met en scène, dans leur aspect théâtral et jusqu'au cœur des partitions. À l'acte I de cette Walkyrie, l'épée est bien en vue, hors de portée au-dessus du petit appartement de Sieglinde et Hagen. Si Siegmund parvient enfin à s'en emparer, ce n'est pas par sa seule vertu héroïque : un escabeau est apporté en avant-scène par un homme en noir qui n'est autre que Wotan, et c'est Sieglinde qui se hausse jusqu'à la dernière marche pour tendre enfin l'épée au héros.
L'humour comme vecteur de l'émotion
Ce premier acte est pris par le chef Gabriel Feltz à un tempo constamment lent : la convergence de cette direction anti-héroïque avec ce que propose la mise en scène est très bienvenue, mais il faudrait habiter beaucoup plus cette lenteur, l'animer et la faire vivre, pour éviter l'ennui et construire une autre forme de tension (et le vaillant orchestre maison n'est peut-être pas tout à fait à la hauteur de cette option extrême). Tout n'est cependant pas perdu : à défaut de l'ivresse que cet acte procure souvent, on y gagne en intimité, en proximité avec le couple tragique. Pas d'ivresse donc, mais une tristesse déchirante qui émane de la scène comme de la musique ; Konwitschny ne se prive pas de mettre un peu d'humour dans cette pertinente description de cet intérieur modeste (on n'aimerait pas manger ce que Sieglinde prépare pour les hommes), mais son empathie avec les personnages n'en est que plus évidente. Viktor Antipenko et Barbara Senator ont tous deux une voix un peu sourde, qui va bien dans cette perspective anti-héroïque ; le premier ne faiblit pas de la soirée, la seconde a plus de difficultés, mais on aimerait les entendre dans un contexte orchestral qui les mette mieux en valeur, tout comme le Hunding efficace de Denis Velev.
Heureusement, l'acte II est déjà un peu plus dynamique, même si le rythme est à nouveau ralenti pour les scènes où on retrouve le couple jumeau, sans doute pour une même recherche d'intimité et d'émotion au plus près des personnages. La légèreté de la scène initiale, juste avant la destruction des illusions, est illustrée par une scène de jeu entre père et fille, qui marque l'entrée de deux interprètes marquants : Tomasz Konieczny, le grand Wotan d'aujourd'hui, ne chante que dans ce volet du Ring, et on admire son autorité, sa voix d'airain capable de sculpter chaque mot et de laisser filtrer chaque émotion ; Stéphanie Müther, elle, doit chanter l'ensemble du rôle de Brünnhilde, trois opéras en quatre jours, L'Or du Rhin étant placé entre Siegfried et Le Crépuscule pour lui accorder une pause bien nécessaire. Elle ne débute pas dans le rôle, mais n'a pas encore eu l'occasion de le chanter sur les grandes scènes de ce monde : dès ses premières phrases, il paraît évident qu'elle y aurait sa place. La voix est saine, le souffle long, la diction précise et percutante ; le chant coule sans effort apparent, avec une fraîcheur juvénile qui crée d'emblée un personnage. Ni pour la musicalité, ni pour l'interprétation dramatique, cette Brünnhilde ne laisse rien à désirer. Quand Fricka apparaît (Kai Rüütel-Pajula, parfaite d'autorité glacée), il ne restera plus rien de cette joie.
On pourrait résumer le troisième acte par deux moments-clefs : les premières minutes, où il traduit l'exaltation naïve des Walkyries en en faisant des gamines jouant sur leurs chevaux de bois – c'est assez irrésistible, mais c'est aussi utile et pertinent : le contraste entre cette atmosphère légère et la mission de mort qui est celle des Walkyrie, rappelée par les formes humaines noires qu'elles manipulent, n'en est que plus cruellement souligné. Et, dans un sens opposé, la joie ultime de Sieglinde apprenant le destin de son fils à naître (O hehrstes Wunder) : il suffit à Konwitschny de la placer en avant-scène dans une lumière vive qui gagne toute la salle pour faire naître une émotion puissante. Et on admire enfin la manière simple et sublime dont il sait faire voir le feu qui entoure le rocher de Brünnhilde : les harpes, tout simplement, les six harpes placées sur les côtés de la fosse à hauteur de la scène, apparaissant en pleine lumière. Brillante conclusion pour un spectacle passionnant qui augure bien de ce Ring si loin des routines théâtrales d'hier et d'aujourd'hui.
Crédits photographiques © Thomas Jauk, Stage Picture (distribution de 2022)
Plus de détails
Dortmund. Opernhaus. 22-V-2025. Richard Wagner (1813-1883) : Die Walküre (La Walkyrie), première journée de L’Anneau du Nibelung. Mise en scène : Peter Konwitschny ; décor et costumes : Frank Philipp Schlößmann. Avec : Stéphanie Müther (Brünnhilde), Tomasz Konieczny (Wotan), Barbara Senator (Sieglinde), Viktor Antipenko (Siegmund), Kai Rüütel-Pajula (Fricka), Denis Velev (Hunding), Tanja Christine Kuhn, Vera Fischer, Natascha Valentin, Maria Hiefinger, Sooyeon Lee, Ruth Katharina Peeck, Kai Rüütel-Pajula, Edvina Ustaoglu (Huit Walkyries). Dortmunder Philharmoniker ; direction : Gabriel Feltz
Un grand merci pour cette fine analyse. Pour complément, avec des montagnards de Chamonix, nous étions 4 français. Il y avait aussi des Suisses francophones et quelques amateurs belges qui avaient pris le chemin de Dortmund pas par hasard.