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Bordeaux. Grand Théâtre. 19-V-2025. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Fidelio, opéra en deux actes sur un livret de Joseph Sonnleithner et Georg Friedrich Treitschke, d’après Léonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly. Mise en scène : Valentina Carrasco. Scénographie: Carles Berga. Costumes : Mauro Tinti. Lumières : Antonio Castro. Avec : Jacquelyn Wagner, soprano (Leonore) ; Jamez Mc Corkle, ténor (Florestan) ; Szymon Mechliński, baryton (Don Pizzaro) ; Paul Gay, basse (Rocco) ; Polina Shabinina, soprano (Marzelline) ; Kévin Amiel, ténor (Jacquino) ; Thomas Dear, basse (Don Fernando) ; Luc Default, (Premier prisonnier) ; Pascal Wintzner, (Second prisonnier). Choeur (chef de choeur : Salvatore Caputo) et Orchestre de l’Opéra National de Bordeaux, direction : Joseph Swensen
L'unique opéra de Beethoven est aussi un manifeste politique : c'est ce que rappelle la metteuse en scène argentine Valentina Carrasco, bien décidée à repartir au front dans son combat contre les dictateurs de tout poil.
Valentina Carrasco s'était déjà penchée sur le cas Mao Zedong à l'occasion de ses débuts à l'Opéra de Paris conjugués avec ceux du Nixon in China de John Adams. C'est le tour d'Hitler cette fois, avec un Fidelio que le curseur temporel de la mise en scène place sous l'Occupation. Une période sombre dont le souvenir des exactions est encore si vif que la maison bordelaise a cru bon d'avertir en amont : « certaines scènes ou éléments historiques sont susceptibles de heurter la sensibilité des spectateurs. » Valentina Carrasco ne s'encombre effectivement pas de faux-semblants, montrant dès un Acte I au décor exhibant crânement à son étage supérieur, dans un hall d'hôtel réquisitionné par la Gestapo, un portrait de Hitler, un Pizarro qui valide la hargne de son premier air par un salut nazi, des croix gammées et, au sous-sol, des scènes de tortures à répétition : un procédé qu'elle avait déjà efficacement utilisé en faisant se soulever le plateau de Bastille pour révéler le hiatus entre les échanges policés de Nixon et de Mao et la brutalité de la police d'état. A Bordeaux les deux décors sont montrés simultanément : l'œil est donc toujours sollicité face au contrepoint productif des deux images.
Un prologue en amont du lever de rideau montre, entre autres brèves scènes explicatives, que Marzelline sait tout du travestissement de Léonore, ce qui ne l'empêche pas de tomber amoureuse d'elle : un échange de secrets que les deux femmes sauront bien garder. Lui aussi très démarqué d'une tradition qui le qualifie immanquablement, production après production, de « bonhomme », le personnage de Rocco a lui aussi son petit secret : Valentina Carrasco en fait le redoutable agent double d'un marché noir sans état d'âme lorsqu'il s'agit de complaire à l'occupant. Jacquino, futur résistant de la dernière heure, est pour l'heure un fonctionnaire zélé de cette Kommandantur établie dans le célèbre Hôtel Terminus de… Bordeaux.
Car toute l'action se situe dans le « Port de la Lune ». Le spectacle est documenté en arrière-plan par un jeu de photos d'archives en noir et blanc qui montre d'abord le Grand Théâtre, vu des Allées de Tourny, avant de dérouler le tapis rouge à moult figures historiques, de l'épouvantail hitlérien au libérateur De Gaulle, pour enfin se conclure sur les emblématiques Léonore et Florestan de l'époque : les résistants Lucie et Raymond Aubrac, dont l'évasion, planifiée par sa femme (comme chez Beethoven) a été abondamment commentée jusque dans les salles obscures. Dans la cohue de la Libération finale, Marzelline sera tondue et l'on pourra même entrapercevoir Pizarro négocier avec des officiers américains : très certainement sa prochaine exfiltration vers l'Amérique du Sud… Les dialogues parlés ont été quelque peu adaptés. D'aucuns trouveront ce Fidelio surligné. N'empêche, il fonctionne parfaitement, l'infiltration d'une poignée de personnes suivies par le SPIP (Service pénitentiaire d'insertion et de probation) de la Gironde n'étant pas non plus pour rien dans la ferveur perceptible qui habite le plateau.
En revanche, sous la baguette de Joseph Swensen, son bouillonnant nouveau chef, l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine déçoit par un rendu certes robuste mais aux sonorités brouillonnes, avec des cordes peu séduisantes, un cor qui se chauffe encore, des bois manquant de transparence, des timbales systématiquement noyées dans la masse. Lumineuse Léonore, Jacquelyn Wagner ne semble pas tout aussi à l'aise dans les dernières mesures du redoutable Abscheulicher!, qu'à l'Opéra Comique en 2021. Passé un Gott ! initial murmuré dont le crescendo semble ne jamais devoir advenir, on s'attache progressivement à l'émouvant Florestan de Jamez Mc Corkle. C'est au fil de la représentation que Szymon Mechliński trouve la pleine noirceur de Pizarro : Er sterbe! impressionne davantage que Ha! Welch ein Augenblick! Le Rocco de Paul Gay est tout à fait correct, secondé par le Jacquino de Kévin Amiel, bien servile mais pas toujours audible. Méritant tous les éloges, la Marzelline de Polina Shabunina assure avec un bel aplomb son beau personnage de femme pour qui le mariage n'est pas un parcours obligé. En Fernando-De Gaulle-Leclerc, Thomas Dear manque légèrement d'autorité. Les deux prisonniers rendent justice aux deux magnifiques phrases que Beethoven leur a dédiées. Le chœur conduit à bon port la galvanisante scène finale, introduite par le franchissement spectaculaire d'une barricade de sacs renversés, suivie d'une avancée à la rampe, très « La Liberté guidant le Peuple ».
Une signifiante image que Valentina Carrasco a eu l'excellente idée de prolonger musicalement par le plus précieux des bonus musicaux : alors qu'aux premiers applaudissements des spectateurs commencent à quitter leur fauteuil, retentissent les premiers accords de Léonore III! ! Cette ouverture, troisième du nom, dont les metteurs en scène et les chefs de Fidelio ne savent généralement que faire, et ne font généralement rien mais que les amoureux de l'œuvre espèrent toujours. Valentina Carrasco se démarque de Mahler, Bernstein et Böhm, qui l'avaient incluse entre le duo des époux réunis et l'hymne final, en conviant le plus simplement du monde tous les protagonistes à s'asseoir face public et à écouter cette musique magnifique. Mais pas que : voici qu'à l'appel de trompettes, défilent quelques principes humains élémentaires glanés dans le marbre de l'Histoire en marche. Relire notamment l'Article 1 de la Déclaration des Droits de l'Homme, magnifié par la bande-son beethovénienne et quelques lumignons discrètement allumés : une idée qui n'est pas de trop, surtout aujourd'hui. Une idée qui est de surcroît totalement accordée au combat de Beethoven. Beethoven contre Hitler : à la fin, avec Valentina Carrasco, c'est Beethoven qui gagne.
Crédit photographique : © Eric Bouloumier
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Bordeaux. Grand Théâtre. 19-V-2025. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Fidelio, opéra en deux actes sur un livret de Joseph Sonnleithner et Georg Friedrich Treitschke, d’après Léonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly. Mise en scène : Valentina Carrasco. Scénographie: Carles Berga. Costumes : Mauro Tinti. Lumières : Antonio Castro. Avec : Jacquelyn Wagner, soprano (Leonore) ; Jamez Mc Corkle, ténor (Florestan) ; Szymon Mechliński, baryton (Don Pizzaro) ; Paul Gay, basse (Rocco) ; Polina Shabinina, soprano (Marzelline) ; Kévin Amiel, ténor (Jacquino) ; Thomas Dear, basse (Don Fernando) ; Luc Default, (Premier prisonnier) ; Pascal Wintzner, (Second prisonnier). Choeur (chef de choeur : Salvatore Caputo) et Orchestre de l’Opéra National de Bordeaux, direction : Joseph Swensen