Plus de détails
Lyon. Opéra. 17-V-2025. Benjamin Britten (1913-1976) : Peter Grimes, opéra en trois actes et un prologue sur un livret de Montagu Slater, d’après un poème de George Crabbe. Mise en scène : Christof Loy. Scénographie : Johannes Leiacker. Costumes : Judith Weihrauch. Lumières : Bernd Purkrabek. Avec : Sean Pannikar, ténor (Peter Grimes) ; Sinéad Campbell-Wallace, soprano (Ellen Orford) ; Andrew Foster-Williams, basse (Balstrode) ; Carol Garcia, mezzo-soprano, (Auntie) ; Eva Langeland Gjerde, Giulia Scopelliti, sopranos (Nièces) ; Filipp Varik, ténor (Bob Boles) ; Thomas Faulkner, basse, (Swallow) ; Katarina Dalayman, mezzo-soprano (Mrs. Sedley) ; Erik Årman, ténor (Révérend Adams) ; Alexander de Jong, baryton (Ned Keene) ; Lukas Jakobski, basse (Hobson) ; Yannicl Bosc, danseur (l’Apprenti). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns) et Orchestre de l’Opéra national de Lyon, direction : Wayne Marshall
L'Opéra de Lyon a été bien inspiré d'inviter cette extraordinaire production créée par Christof Loy en 2015 au Theater an der Wien.
De toute évidence celui qui affirmerait que quand on a vu un ou deux spectacles de Loy ces dernières années, on les a sensiblement tous vus, devrait assister à ce Peter Grimes, un de ces spectacles à mettre au rang des réalisations les plus saisissantes qui soient. Délaissant le traditionnel intérieur cossu avec porte-fenêtre s'ouvrant sur un arrière-plan (sa marque de fabrique) au profit de la nudité d'un unique plan vertigineusement incliné vers la fosse d'orchestre, c'est Benjamin Britten lui-même que le metteur en scène allemand entend mettre à nu.
Depuis la création en 1945 de Peter Grimes, premier chef-d'œuvre de l'opéra anglais depuis le Didon et Enée de Purcell, et accessoirement immense chef-d'œuvre de son auteur (comme la plupart des opéras comportant des interludes : Pelléas et Mélisande, Dialogues des Carmélites), on n'a eu de cesse de s'interroger sur la conduite de son rôle-titre. Peter Grimes est-il coupable ou innocent des morts successives de ses apprentis-pêcheurs ? Peter Grimes est-il une brute ou un condensé d'humanité ? Peter Grimes est-il sain d'esprit ou malade ? Pourquoi doit-il finir sa vie en victime sacrificielle ? À ces questions en forme de patates chaudes laissées par Britten et son formidable librettiste Montagu Slater (rappelons combien les dix opéras de Britten sont tous « formidables »), Loy formule la réponse interdite par une époque où, pour vivre heureux, il valait mieux vivre caché : Peter Grimes est homosexuel. Et Loy va encore plus loin : dans le bourg (l'opéra est tiré d'un poème de George Crabbe « Le Bourg ») où il vit, il n'est pas le seul !
Entre autres, le Capitaine Balstrode, ami du réprouvé, qui, avec Ellen l'institutrice, compatit au harcèlement dont Peter est victime dès le Prologue. Habituellement secondaire, l'homme, ici omniprésent, devient quasiment le personnage principal de l'opéra. Le nouvel apprenti de Grimes n'est pas un enfant fragile, comme il est de coutume, mais un séduisant gaillard en pleine santé. Pour appeler un chat un chat, Loy procède par petites touches savamment distillées avant de faire tomber les masques au cours d'un interlude qui n'a plus rien de « marin », nouvellement adapté qu'il est au désir irrépressible qui projette Balstrode dans les bras de son nouvel apprenti : une scène torride et décisive quant au déchaînement de violence qu'elle va entraîner, et qui éclaire l'injonction au suicide final. Rappelons que neuf ans après la création de l'opéra, l'Angleterre de Britten poussera au suicide le grand mathématicien britannique Alan Turing en le forçant à la castration chimique. Dans le Peter Grimes de Christof Loy, tous les Interludes marins, préfèrent au pittoresque la radiographie des désirs au sein d'une communauté aux aguets, dont la sexualité apparaît (on comprend Peter) des moins enviables. Avec Loy les tempêtes, les nuées et les éclaircies qui s'abattent sur le Bourg sont dans les têtes de ses habitants.
Pas davantage de pittoresque dans le décor, d'une audacieuse nudité : un sol brouillant la frontière entre terre et mer et qui donne l'impression que les personnages sont égarés dans un cosmos maritimo-céleste, un mobilier à l'os autour d'un lit sortant lui aussi du cadre, incliné dangereusement vers la fosse, et auquel on reviendra sans cesse. Comme ce très signifiant point focal, tous les personnages semblent en déséquilibre, au bord de la bascule, comme à la fin du Requiem de Castellucci. Mais c'est vers un autre effet, presque aussi spectaculaire, que ce décor sans échappatoire touristique tend à la fin, quand l'obscurité qui le ceignait depuis plus de deux heures se voit enfin déchirée par un rai de lumière offrant au héros la perspective d'une échappée belle à la manière de Truman dans le film de Peter Weir The Truman Show. Effet d'une simplissime simplicité. Mais très grand moment d'opéra.
La réussite de cette mise en scène advient aussi par la grâce d'une triple conjonction de talents. L'Orchestre de l'Opéra de Lyon marque de bout en bout sous la direction de Wayne Marshall, le chef anglais semblant particulièrement attaché, du très intime au très spectaculaire (les percussions sont telluriques), à faire advenir les incessantes beautés de la partition jusqu'à l'âme du néophyte. Les Interludes marins en particulier sont magnifiquement ciselés. Quasiment de toutes les scènes, le chœur fait même carrément office de mer (impressionnantes vagues humaines, au moment de la chasse à l'homme) : là aussi une prestation majeure. Alors qu'on se demandait comment Loy allait maintenir l'intérêt visuel jusqu'au bout, quel plus bel exemple que la scène de l'église au II, avec le contrepoint offert par le chœur simplement aligné le long du pourtour de scène et s'enivrant d'Amen, de Oh Lord, de Glory be to the father…, et Ellen questionnant les marques au cou du nouvel apprenti. La chasse à l'homme avec les fameux Ha ha ha ha de l'Acte III hurlés face au public est un moment que tout amateur d'opéra devrait avoir vécu dans sa vie. À Lyon, ébloui par des lampes torches (là encore un effet aussi puissant que simple) et secoué par cette adresse qui le questionne frontalement quant à son statut de harceleur potentiel, le spectateur ne peut que s'abandonner à la chair de poule qui court alors sur son corps, effet garanti, comme le confesse le metteur en scène : « Lorsque j'ai entendu Peter Grimes pour la première fois, j'ai eu une réaction presque physique. »
Jusque dans les retranchements de petits rôles dont aucun n'échappe à la loupe d'entomologiste de Christof Loy, une très bonne distribution est à l'œuvre : la stature de Lukas Jakobski en Hobson n'est pas que physique, et le Révérend d'Erik Årman, le Swallow de Thomas Faulkner, le Boles de Filipp Varik, le Ned Keene d'Alexander de Jong, les deux Nièces d'Eva Langelaard Gjerde (impressionnant registre aigu dans le si prégnant quatuor « From the gutter ») et Giulia Scopelliti, la Mrs Sedley de Katarina Dalayman, la Tantine de Carol Garcia existent comme rarement. Andrew Foster-Williams incarne à merveille ce Balstrode déchiré par sa peur d'être percé à jour, et de devoir subir la même ostracisation que Grimes. Amour impossible du héros, dont elle rêve l'accomplissement, l'Ellen haut de gamme de Sinéad Campbell-Wallace bénéfice de l'ambitus qui rappelle que la soprano est aussi un Fidelio et une Salomé d'exception : une incarnation marquante dont l'empathie doit aussi au code vestimentaire (tailleur masculin, lunettes, coiffures). Ces merveilleux artistes tournent comme des phalènes autour de l'interprétation particulièrement habitée de Sean Pannikar dans le rôle-titre. D'une grande beauté physique, d'une vocalité irréprochable, le ténor impressionne par son incarnation majeure d'un héros pour lequel on n'éprouvera que la plus vive sympathie. Même son apparition en solitaire au centre de la pente du plateau, au moment des saluts, reste un spectacle en soi.
En ces temps où l'on souhaiterait tant voir certains mots bannis des cours de récréations ou des stades, on souhaite moult reprises à l'humanisme haut de gamme de ce Peter Grimes qui, du parterre au sixième balcon, a fait vibrer ses spectateurs. Tout y est de ce que le grand compositeur anglais avait mis dans sa musique sans jamais oser le montrer.
Crédit photographique : © Agathe Poupeney
Plus de détails
Lyon. Opéra. 17-V-2025. Benjamin Britten (1913-1976) : Peter Grimes, opéra en trois actes et un prologue sur un livret de Montagu Slater, d’après un poème de George Crabbe. Mise en scène : Christof Loy. Scénographie : Johannes Leiacker. Costumes : Judith Weihrauch. Lumières : Bernd Purkrabek. Avec : Sean Pannikar, ténor (Peter Grimes) ; Sinéad Campbell-Wallace, soprano (Ellen Orford) ; Andrew Foster-Williams, basse (Balstrode) ; Carol Garcia, mezzo-soprano, (Auntie) ; Eva Langeland Gjerde, Giulia Scopelliti, sopranos (Nièces) ; Filipp Varik, ténor (Bob Boles) ; Thomas Faulkner, basse, (Swallow) ; Katarina Dalayman, mezzo-soprano (Mrs. Sedley) ; Erik Årman, ténor (Révérend Adams) ; Alexander de Jong, baryton (Ned Keene) ; Lukas Jakobski, basse (Hobson) ; Yannicl Bosc, danseur (l’Apprenti). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns) et Orchestre de l’Opéra national de Lyon, direction : Wayne Marshall