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Alignement de planètes à La Filature

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Mulhouse. La Filature. 15-V-2025. Steve Reich (né en 1936) : Different Trains. Gavin Bryars (né en 1943) : The Sinking of the Titanic. Philip Glass (né en 1937) : Another Look at Harmony Part IV. Scénographie : Céline Diez. Création visuelle : Céline Diez, Clément Debailleul. Création lumière : Elsa Revol. Avec : Quatuor Diotima (Yun Peng Zhao et Léo Marillier, violon ; Marie Steinmetz, alto ; Alexis Descharmes, violoncelle). Les Métaboles, direction : Léo Warynski

Variations autour de l'harmonie : tel est l'intitulé du deuxième épisode de la carte blanche donnée par La Filature de Mulhouse à , pionnière du militantisme pour les musiques inédites, dont le minimalisme américain. Un combat de plus d'un demi-siècle adoubé ce soir par des interprètes français en état de grâce : le et Les Métaboles de .

Longtemps Daniel et (lui, musicologue, essayiste, critique musical, homme de radio, organisateur d'événements musicaux, aux Amandiers notamment période Chéreau ; elle, cinéaste, productrice, commissaire d'expositions) ont milité de bonne heure. Le mot n'est pas excessif dans la France des années 70, où le simple fait ne fût-ce que d'évoquer le nouveau monde musical américain pouvait passer pour de l'apostasie dans une France alors sous emprise dodécaphonique. La jubilation de est palpable quand on l'entend tacler en préambule les mots de Schoenberg : «J'ai inventé un système qui va durer 100 ans » ou quand elle se venge avec bienveillance de l'autoritarisme boulézien face à ce qu'il était bon ou non de composer si l'on prétendait faire acte de candidature à l'histoire de la musique. L'Histoire justement a tranché : comme à la Philharmonie de Paris, le public s'est déplacé à La Filature de Mulhouse pour succomber à ce qu'on peut aujourd'hui qualifier de révolution. Comme l'annonce Jacqueline Caux : Retour à l'harmonie. Retour à la mélodie.

Les trois œuvres au programme sont des musiques qui, dit-elle, « demandent une durée », et permettent d'atteindre « un état modifié de conscience. »  Les premières notes de Different Trains résonnent déjà lorsque le rideau s'ouvre à la volée sur le en pleine action. L'œuvre de comprend trois parties : America-Before the War/Europe-During the War/After the War. À l'instar de l'héroïne du formidable Choix de Sophie de William Styron écrit en 1979, le compositeur, en 1988, entendait évoquer rien moins que l'inégalité des chances : « Je faisais souvent entre 1939 à 1942 l'aller-retour New York-Los Angeles. Bien que ces voyages aient été sensationnels et romantiques à l'époque, je me rends compte, avec le recul, que si j'avais été en Europe durant cette période j'aurais dû, en tant que juif, voyager dans des trains bien différents. » Different Trains intime aux exécutants le dialogue avec une bande magnétique faisant entendre au loin, comme d'autres trains, trois autres quatuors mais aussi des voix humaines : celles qui entouraient le jeune Reich alors déchiré entre un père sur la Côte Est et une mère sur la Côte Ouest pour le premier mouvement (sa nounou, l'employé des wagons-lits), celles de rescapés de la déportation pour le second. Les fondamentaux de l'arsenal ferroviaire (dont un sifflet, produit par les cordes) scandent un voyage où les lignes musicales sont censées reproduire les paroles proférées. Magnifiquement sonorisés, les Diotima, qui ont déjà enregistré leur version de cette œuvre longtemps aux mains du seul Kronos Quartet, sont bien sûr à leur affaire dans cette évocation déchirante et rugueuse. Trente minutes haletantes même si aucune mélodie ne sourd jusqu'au terme d'un voyage infernal qui finit par se dissoudre dans le silence.

Le contraste est total avec le planant surplace intérieur du The Sinking of the Titanic de , œuvre « ouverte » qui connut plusieurs formats de 1969 à 1975, et fut même augmentée par le compositeur lui-même d'une « mise à jour » après la découverte en 1985 de l'épave du paquebot insubmersible. Il s'agit d'une descente immobile dans les abysses d'un écho mélodique (le choral Jesus' Blood Never Failed Me Yet) répété à l'envi, et les fragrances d'Autumn de François-Hippolyte Barthélémon qu'un témoignage rapporte avoir été joué par une des deux formations musicales présentes sur le navire. Suivant le même procédé que Reich, très en vogue dans les années soixante-dix, Bryars fait dialoguer quatuor et bande magnétique autour de bruitages (une cloche introduit la partition, une sirène de bateau la déchire) et de voix évanouies. L'impression qui domine est effectivement celle du profond recueillement quasi religieux d'une musique progressivement engloutie, l'engloutissement définitif, sous la prégnante intériorité des archets des Diotima et une sonorisation au plus près des archets, se produisant au bout d'une petite vingtaine de minutes, alors que l'œuvre avoisine l'heure sur le disque sorti en 1990. Mais il s'agit de laisser place au gros morceau de la soirée : Another Look at Harmony Part IV, de .

Est-ce pour signifier que cette œuvre de la première période du compositeur américain le précède d'une année, qu'après l'entracte, une note grave à l'orgue accueille, le spectateur à son retour dans la salle comme pour Einstein on the beach dès 1976 ? La disparition de cet émouvant clin d'œil laisse place à l'apparition d'une chanteuse puis de deux, et ainsi jusqu'à 18 (l'effectif des Métaboles), chacune et chacun étant convié à la superposition de la mélodie du Canon à 16 voix (Canone a 16 all' unisono) d'Andrea Basily, qui refermait le disque récemment sorti : judicieusement placées en ouverture, ses neuf minutes font figures d'introduction idéale aux cinquante d'Another Look at Harmony. Bien que geste ultime de la naissance d'un style plus que d'un système, Another Look at Harmony, en plus de rappeler que, dès le début, Glass s'est immédiatement intéressé à la voix humaine (à tous les sens du terme), laisse deviner la tentation mélodiste qui s'exprimera à nu et sans complexes dans moult numéros d'Einstein. Des minimalistes programmés par Jacqueline Caux (rappelons qu'elle et son époux, cités par Glass lui-même dans ses Mémoires, Paroles sans musique, comme ses « premiers amis français », ont été les premiers à avoir invité le compositeur en France dans le cadre du Festival d'Automne 1973), Glass est le seul à avoir osé affronter le retour de la mélodie dans un XXe siècle qui croyait que tout avait été dit à ce sujet. C'est d'ailleurs très certainement ce qui explique son succès planétaire, un succès dont se réjouit également , qui connaît son affaire depuis qu'il a dirigé Akhnaten (et va diriger Satyagraha) à Nice.

Il est aujourd'hui difficile de résister, plus encore qu'au disque, à l'émotion qui s'installe dès les premiers battements, via l'abandon gracieux des voix masculines, d'un style reconnaissable entre mille, à l'élan progressif de l'irrésistible Section 2 d'une partition dont quasiment tous les numéros défilent en fondu-enchaîné. L'auditeur fond lui aussi à l'écoute de la juvénilité inaltérable des timbres, du toucher gracieux de Yoan Héreau à l'orgue, au diapason du visuel synergique (entre ouïe et vue) proposé par , et le conseil artistique de Jeanne Crousaud. Faisant face au cosmos de trois planètes sous influence de crescendo orgiaque des voix, et à l'aréopage de ses chanteurs habillés par Camille Pénager de fascinantes et longues aubes noires et cendres, Leo Warynski cadre, comme on croyait que seul un Michael Riesman savait le faire, la mécanique d'un mini-oratorio d'onomatopées et de chiffres, où le compositeur (qui finira par engendrer 25 opéras !) semble encore à la recherche du mot. Another Look at Harmony semble ne poser de problème à personne alors que, comme nous l'a confié une interprète, « la seule question est juste de savoir quand reprendre son souffle ».

Jacqueline Caux n'a pas oublié les ultimes paroles de son époux, décédé en 2008 : « Réjouis-toi, chaque matin […] ça ne passe pas deux fois le plateau, ça passe qu'une seule fois, il faut mettre le maximum de choses dessus, et faire en sorte que ce soit du côté du bonheur ». Jacqueline Caux peut effectivement se réjouir. Avec les Diotima, les Métaboles, avec , voilà la France bel et bien sortie de ses dogmatismes, qui possède aujourd'hui les interprètes idoines d'une musique qu'on prédisait inexportable sans ses créateurs.

Crédits photographiques : © La Filature ; © Vasil Tasevski

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Mulhouse. La Filature. 15-V-2025. Steve Reich (né en 1936) : Different Trains. Gavin Bryars (né en 1943) : The Sinking of the Titanic. Philip Glass (né en 1937) : Another Look at Harmony Part IV. Scénographie : Céline Diez. Création visuelle : Céline Diez, Clément Debailleul. Création lumière : Elsa Revol. Avec : Quatuor Diotima (Yun Peng Zhao et Léo Marillier, violon ; Marie Steinmetz, alto ; Alexis Descharmes, violoncelle). Les Métaboles, direction : Léo Warynski

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