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Berlin. Komische Oper. 27-IV-2025. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Don Giovanni, opéra en deux actes sur un livret de Lorenzo da Ponte ; Requiem KV 626. Mise en scène, décors, costumes : Kirill Serebrennikov. Lumière : Olaf Freese, Johannes Scherfling. Vidéo : Ilya Shagalov. Chorégraphie : Evgeny Kulagin. Avec : Hubert Zapiór, baryton (Don Giovanni) ; Tijl Faveyts, basse (Il Commendatore) ; Adela Zaharia, soprano (Donna Anna) ; Agustin Gómez, ténor (Don Ottavio) ; Bruno de Sá, sopraniste (Don Elviro) ; Tommaso Barea, baryton (Leporello) ; Philipp Meierhöfer, basse (Masetto) ; Penny Sofroniadou, soprano (Zerlina) ; Chœur (chef de chœur : David Cavelius) et Orchestre du Komische Oper, direction musicale : James Gaffigan
Difficile de succéder au Don Giovanni définitif de Roméo Castellucci pour Salzbourg. Point final de sa Trilogie Da Ponte, après un Così fan tutte génial et des Noces de Figaro un brin chargées, le Don Giovanni de Kirill Serebrennikov pour le Komische Oper est un spectacle ambitieux, dont la pleine lisibilité n'advient vraiment qu'après la représentation.
Son Don Carlo désarçonnant (un euphémisme) pour l'Opéra de Vienne avait fait naître des inquiétudes quant à la légitimité de Kirill Serebrennikov à conserver sa place au panthéon des metteurs en scène d'opéra les plus intéressants de notre époque. Consécutif au désastre viennois (le premier et on l'espère le seul du grand metteur en scène russe), ce Don Giovanni rassure, bien que par trop inféodé à une note d'intention qu'il est hautement recommandé de lire en amont.
Le spectateur qui aura légitimement désiré rester vierge est d'abord alléché par un décor composé de boîtes de bois clair surlignées de néons. Puis par une cérémonie funèbre muette qui voit défiler, autour d'un cercueil surmonté d'un électro-encéphalogramme plat, tous les protagonistes de l'opéra. Chacun a sa réaction face au défunt. On va jusqu'à l'évanouissement… La musique fait alors l'effet d'une déflagration, projetée de la fosse par James Gaffigan, avec une violence suffocante (des timbales apocalyptiques), dont le chef ne se départira plus. À la surprise générale, l'encéphalogramme indique que le cœur du mort a repris du service. On se dit que Serebrennikov, en le montrant tel le phénix renaissant déjà des cendres de sa crémation à venir, va dépeindre le héros de Da Ponte en Immortel. Erreur, ainsi qu'on l'apprendra quatre heures plus tard, à l'issue d'un spectacle dont le seul indice était pourtant contenu dans son titre : Don Giovanni/Requiem, et dont la note d'intention révélera le plein moteur : Le Livre des morts tibétain.
Le Livre des morts tibétain s'intitule de fait Bardo-Thödol. Il s'agit d'un ouvrage bouddhiste daté du VIIIe siècle, destiné à accompagner l'âme au moment de son passage de la vie dans la mort. Le Bardo est le nom donné à l'état intermédiaire (49 jours tout de même !) pendant lequel l'âme du défunt est invitée à se pencher sur son existence passée afin de pouvoir ensuite être réincarnée, ou libérée (Thö et Dol signifiant respectivement écoute et libération). Un livre qui a inspiré naguère à Philip Glass sa Symphonie n° 5, sous-titrée Requiem, Bardo, Nirmanakaya, et qui a donné à Kirill Serebrennikov l'idée de découper « l'opéra des opéras » en quatre parties correspondant aux quatre Bardos de l'existence de son héros ressuscité : celui de « la vie » (jusqu'à Là ci darem la mano) et celui des « rêves » occupent tout l'Acte I ; celui des « visions » (jusqu'au duo Zerline/Leporello) et des « seuils de la mort » nourrissent l'Acte II. Dans cette logique funèbre (les costumes sont soit de soirée, soit ceux d'une confrérie), Serebrennikov fait fi du sextuor final qu'il remplace par les notes composées par Mozart au seuil de sa propre mort : le Requiem KV 626.
Le spectacle a donc sa logique, une logique qui échappe forcément au spectateur, même celui qui connaît son Bardo-Thödol, souvent égaré face à une réalisation qui semble naviguer à vue entre le réalisme de l'hôpital où travaillent les époux Masetto, et l'intellect brut des espaces mentaux créés par un décor dont le mobile, tout sauf apparent, n'apparaît lui aussi qu'après la lecture de la note d'intention. Ainsi, les boîtes de bois clair, qu'on trouvait trop prosaïquement manipulées à vue, ne sont pas sans évoquer a posteriori des cercueils posés sur champ, forcément prémonitoires du destin qui attend le spectateur, comme Anna, Zerlina, Masetto, Leporello et… Elviro.
Car, déchiré dès le début entre le No et le Si (ici écrits au néon) de la scena ultima du repas avec la statue du Commandeur, le Giovanni nouveau affiche son appétit pour l'humain sous toutes ses formes. Adieu, Donna Elvira ! Bonjour, Don Elviro ! Et bienvenue au talent de l'étonnant Bruno de Sà. Une métamorphose qui, même à Berlin, n'est pas du goût de tous, à en juger par les quelques cris d'orfraies s'élevant après Mi tradì avant de se perdre au moment des saluts dans les acclamations adoubant une interprétation certes aux antipodes de celles de Dames Schwarzkopf et Te Kanawa, mais qui relève le pari audacieux de montrer ce que tout le monde depuis des lustres pensait tout bas du héros le plus misogyne du répertoire. Baryton quasi adolescent, Hubert Zapiór fait don de sa jeunesse décomplexée à ce Don lui aussi aux antipodes des Bacquier empanachés de la tradition. Aussi jeune et sportif que son maître, Tommaso Barea est un Leporello idéal, l'illusion s'avérant de surcroît parfaite au moment du changement d'identités de l'Acte II. Le rôle d'Anna ne pose aucun problème à Adela Zaharia, encore plus à son aise pour Non mi dir que pour Or sai chi l'onore. Agustín Gómez n'a que Dalla sua pace pour s'imposer (une banderole hilarante, même si le rire est jaune, déployée dans la dernière scène justifie l'absence d' Il mio Tesoro par de « récentes coupes budgétaires » ; une autre dénonce la masculinité toxique pointée par Despina dans Così fan tutte : Serebrennikov a de l'humour). Dans une réalisation qui condamne Giovanni au lit médicalisé, Penny Sofroniadou incarne une Zerlina plus corsée que d'ordinaire : infirmière enceinte au I, accouchant à l'entracte, et changeant les couches de son bébé avec Masetto (très bon Philipp Meierhöfer) au II, son tempérament éclate dans le duo Per queste tue manine, ici rétabli. Le Commandeur acquiert une présence accrue, chanté avec toute l'autorité nécessaire par Tijl Faveyts, et parlé par un comédien censé incarner son âme. Un danseur âgé se charge, quant à lui, de celle de Don Giovanni.
Ces deux doubles (parmi moult créatures inédites : une vieille femme, un amie d'Elviro, une énigmatique Donna Barbara, des esprits divers, une bande de joyeux squelettes) deviennent les acteurs du Requiem (chanté par Agustin Gómez, Tijl Faveyts, Penny Sofroniadou et Virginie Verrez, les quatre solistes incarnant les divinités accueillant le défunt), dont la tonalité permet un enchaînement sans pause, et dont les différents numéros, de l'Introït au Lacrymosa, montrent l'âme de Don Giovanni se plier progressivement aux injonctions de celle du Commandeur, tirées du Livre des Morts tibétain. Ce combat d'âme à âme se conclut par une image mémorable : après que le jeune Don a quitté la scène au terme d'une mort circulaire (le chanteur tournoie dans les airs) particulièrement acrobatique, son alter ego âgé prend le relais, quitte son lit médicalisé pour s'adonner à un ballet qui le conduit in fine à gravir, en marchant spectaculairement à la verticale, le cube de bois dont l'allongement pouvait évoquer le clocher d'une église, et à s'affranchir enfin de la pesanteur vers un ailleurs qu'on espère pour lui plus enviable que la course à l'abîme de sa triste vie. Comment mieux montrer que vivre c'est apprendre à mourir…
Crédit photographique : © Frol Podlesnyi
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Berlin. Komische Oper. 27-IV-2025. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Don Giovanni, opéra en deux actes sur un livret de Lorenzo da Ponte ; Requiem KV 626. Mise en scène, décors, costumes : Kirill Serebrennikov. Lumière : Olaf Freese, Johannes Scherfling. Vidéo : Ilya Shagalov. Chorégraphie : Evgeny Kulagin. Avec : Hubert Zapiór, baryton (Don Giovanni) ; Tijl Faveyts, basse (Il Commendatore) ; Adela Zaharia, soprano (Donna Anna) ; Agustin Gómez, ténor (Don Ottavio) ; Bruno de Sá, sopraniste (Don Elviro) ; Tommaso Barea, baryton (Leporello) ; Philipp Meierhöfer, basse (Masetto) ; Penny Sofroniadou, soprano (Zerlina) ; Chœur (chef de chœur : David Cavelius) et Orchestre du Komische Oper, direction musicale : James Gaffigan