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Anna Karenina de John Neumeier au Ballet de Stuttgart, un classique d’aujourd’hui

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Stuttgart. Opernhaus. 3 et 4-V-2025. John Neumeier : Anna Karenina, ballet en deux actes d’après le roman de Tolstoi. Chorégraphie, décor, costumes, lumières : John Neumeier. Avec : Miriam Kacerova/ Elisa Badenes (Anna Karenina), Adhonay Soares da Silva (Alexei Karenin), Mitchell Millhollin/ Alexei Orohovsky (Serioja), Martí Paixà/ Satchel Tanner (Vronski), Matteo Miccini/ Henrik Erikson (Levin), Yana Peneva/ Abigail Willson-Heisel (Kitty), Mackenzie Brown/ Daiana Ruiz (Dolly), Clemens Fröhlich (Stiva), Jason Reilly/ Lassi Hirvonen (Un moujik)… Staatsorchester Stuttgart ; direction : Mikhail Agrest

La pièce n'a pas que des qualités, en matière musicale notamment, mais ce spectacle grand format montre avec ses nombreux rôles toute l'ampleur des talents de la troupe.

Maître incontesté du ballet narratif depuis un demi-siècle, John Neumeier s'est attaqué en 2017 au monumental Anna Karenina de Tolstoi, trois ans après la version qu'en avait signée Christian Spuck à Zurich. Spuck avait bouclé toute l'histoire du roman en cent minutes, Neumeier s'en donne cinquante de plus, notamment au profit des rôles secondaires et des personnages masculins : Levin et Karenin deviennent aussi importants que Vronski, le grand amour de l'héroïne, ce qui donnent à la narration une vraie ampleur qui révèle le grand maître. Cette perspective large a tout de même un revers : Neumeier, soucieux de caractériser chacun de ces rôles, leur donne une identité caricaturale vite lassante, Levin (le plus réussi) en redneck attachant, Karenin en politicien démagogue, et Vronski en joueur de crosse, un sport collectif violent comme l'Amérique les aime tant. L'actualisation de l'histoire n'est pas un mal, mais remplacer les stéréotypes anciens par de nouveaux clichés n'est pas franchement un progrès.

Tout ne marche pas dans cette pièce ; certains ressorts sont un peu usés, comme la relation momentanée entre Anna et la Tatiana d'une représentation d'Eugène Onéguine à laquelle elle assiste, rappelant un peu trop la Manon Lescaut de La Dame aux camélias ; et surtout, le traitement du moujik qui obsède les rêves d'Anna tombe à plat : même qui interprète le rôle le samedi ne parvient pas à donner à cette incarnation du fatum d'Anna le poids dramatique qu'on attendrait.

L'autre point noir de cette longue soirée est la musique : Neumeier, il y a un bon demi-siècle, avait fait de la musique de Chopin un acteur à part entière de sa Dame aux camélias, un moteur de la narration comme de la chorégraphie. Ici, la musique n'est rien de plus qu'un accompagnement, et un accompagnement souvent écrasant, malgré les efforts louables du chef Mikhail Agrest pour contenir les décibels et maintenir une certaine dignité musicale. C'est à Tchaikovski et à Alfred Schnittke que recourt ici Neumeier : passe encore qu'il utilise la navrante Ouverture danoise du premier pour la première scène, qui montre un meeting du démagogue Karenin, la musique et la scène n'étant pas plus subtiles l'une que l'autre ; la musique plombe beaucoup d'autres passages, en particulier la fin de la pièce où le désespoir d'Anna aboutit à son suicide sous les platitudes grandiloquentes des musiques de film de Schnittke, les bluettes sans prétention de Cat Stevens qui dessinent l'univers de Levin s'avérant bien nécessaires pour donner un peu de légèreté par moments.

Il faut donc tenter de faire abstraction de ce contexte musical pour se concentrer sur la chorégraphie et surtout sur les danseurs. John Neumeier n'a rien perdu de sa capacité à raconter une histoire, et la limpidité de la narration malgré la multiplicité des personnages est une prouesse en soi. Son écriture chorégraphique, qui sait passer s'il le faut par l'abstraction du geste pour exprimer les plus grandes émotions, a toujours cette capacité à mettre en lumière les danseurs de la plus belle manière qui soit : avec une exigence technique souvent redoutable, il parvient à la fois à leur permettre d'aller jusqu'au fond d'un personnage et à exprimer une interprétation propre à chacun d'entre eux.

Cette entrée au répertoire est l'occasion du retour de dans la troupe de Stuttgart après une longue absence : on admire son élégance discrète dans le rôle-titre, ce portrait d'une femme digne que rien ne prédestine aux grandes passions, et qui s'y perd faute d'avoir appris qu'elle a le droit de construire sa propre vie plutôt que de se soumettre. Le lendemain, cependant, impose dans le même rôle une présence d'emblée beaucoup plus forte : son personnage ne se contente pas de subir son destin, elle tente de le modeler – on voit ainsi beaucoup mieux, dès le début de la soirée, la déception que lui inspire son mari. L'une et l'autre, dans ce rôle de femme adulte très loin des éternelles jeunes filles du ballet (de Juliette à Aurore), entrent à merveille dans le langage si personnel de la virtuosité à la Neumeier, avec des portés à couper le souffle remarquablement intégrés dans la narration.

Le mari d'Anna, pour quatre représentations en trois jours, est , qui reprend les dates de David Moore en plus des siennes. Neumeier ne lui offre guère d'occasions de nous émouvoir, mais du moins le danseur est parfait dans ce portrait d'un ambitieux pour lequel tout est dans l'image : derrière ce visage lisse, sculpté dans la cire, pas de place pour les affres d'une vie privée. À vrai dire, son « rival » Vronski n'a guère plus d'aspérités : quelque chose en lui fascine Anna, certes, mais il ne fascine pas le spectateur: Martí Paixà et dansent avec l'élégance et par moments la virtuosité requises, mais l'émotion ne vient pas. On s'intéresse alors beaucoup plus au troisième homme de l'histoire, Levin : , promu premier danseur à la suite de la première de cette Anna Karenina, fait cette fois le poids par rapport à avec lequel il alterne ; l'un est plus jovial, peut-être, l'autre plus dans la lune, mais les deux mangent la scène avec un égal appétit.

Même le fils d'Anna, dansé alternativement par un jeune danseur du corps de ballet et par un élève de la Cranko-Schule, finit par intéresser plus que la paire Karenin/Vronski – le rôle est véritablement dansé, y compris en partenariat avec le rôle titre, et tout comme les enfants de Dolly, la belle-sœur d'Anna, son rôle montre chez Neumeier une sensibilité pour l'enfance que le monde du ballet n'a guère.

Face à tous ces hommes, Tolstoï, et Neumeier avec lui, offrent trois portraits de femmes : Dolly, prisonnière de son mariage avec le frère infidèle d'Anna, et sa sœur Kitty, qui réussit à trouver le bonheur avec Levin après avoir connu la déception avec Vronski, offrent sur le mariage des points de vue complémentaires à l'expérience propre d'Anna. Le douloureux rôle de Dolly repose beaucoup sur le jeu de l'actrice-danseuse, moins que sur les performances athlétiques : ici, l'étoile alterne avec , faisant montre d'une même capacité à faire voir tout ce que cette femme empêchée de vivre pour elle a d'intériorité bouillonnante.

Kitty, depuis son entrée fracassante jusqu'à son bonheur domestique avec Levin, en passant par une scène déchirante de folie, a davantage d'occasions de montrer la danseuse en plus de l'actrice : la séduction est immédiate avec , entrée cette saison dans le corps de ballet de Stuttgart, qui fait l'événement dans son premier grand rôle. , qui alterne avec elle, propose une interprétation moins flamboyante, mais il est après tout bienvenu de rappeler qu'elle est la sœur de Dolly : son interprétation est plus intérieure, moins lumineuse, et cela se justifie.

Il n'est pas sûr que la pièce ait la même longue vie que La Dame aux camélias et quelques autres grands classiques de Neumeier, mais le temps de deux représentations, on savoure ici un excellent véhicule pour exprimer toutes les qualités de la troupe de Stuttgart, des étoiles aux solistes du corps de ballet, et c'est déjà beaucoup.

Crédits photographiques : © Roman Novitzky/Stuttgarter Ballett

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