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Berlin. Deutsche Oper. 24-IV-2025. Rued Langgaard (1893-1952) : Antikrist, opéra en deux actes (en un prologue et sept tableaux), sur un livret du compositeur. Mise en scène et décors : Ersan Mondtag. Costumes : Annika Lu Hermann, Ersan Mondtag. Lumières : Rainer Casper. Chorégraphie : Rob Fordeyn. Avec : Kyle Miller, baryton (Luzifer/Eine Stimme) ; Jonas Grundner-Culemann, voix parlée (Gottes Stimme) ; Maria Vasilevskaya, soprano (Das Echo der Rätselstimmung) ; Arianna Manganello, mezzo-soprano (Die Rätselstimmung) ; Thomas Blondelle, ténor (Der Mund, der große Worte spricht) ; Martina Baroni, mezzo-soprano (Der Missmut) ; Flurina Stucki, soprano (Die große Hure) ; Tadeusz Slenkier, ténor (Das Tier in Scharlach) ; Thomas Cilluffo, ténor (Die Lüge) ; Philip Jekal, basse (Der Hass). Chor der Deutschen Oper Berlin (Chef de Chœur : Jeremy Bines). Orchester der Deutschen Oper Berlin, direction musicale : Stephan Zilias
La reprise de la mise en scène d'Ersan Mondtag (créée en 2022) de l'opéra de Rued Langgaard déclenche l'enthousiasme au Deutsche Oper. Bien qu'il s'agisse probablement de l'expérience de spectateur la plus cauchemardesque jamais vécue.
Ersan Mondtag ou l'Esthétique du cauchemar ? Le souvenir encore cuisant de sa récente Force du destin peu inspirée pour l'Opéra de Lyon n'était pas le meilleur ambassadeur face à l'appréhension de cette version d'Antikrist par celui que l'on décrit comme une des personnalités les plus stimulantes de la scène berlinoise. On retrouve à Berlin comme à Lyon une patte scénographique faite d'espaces crayonnés comme ceux d'une BD : le rideau se lève sur la perspective d'une rue (façon « c'est glauque une ville la nuit ») se perdant dans le vide d'un infini que vient clore une rue à la verticale comme on pouvait en voir dans le film de Christopher Nolan : Inception. Se meuvent là, en une chorégraphie muette des plus étranges, des créatures, crayonnées elles aussi, qui ne le sont pas moins et qui, sous un jeu d'orgues onirique, hanteront la soirée de leur présence énigmatique, sans raison apparente. Des pâtés de maisons, la direction d'acteurs fait tour à tour sortir les allégories (plus que les personnages) d'un scénario sans narration. Un taxi sur le toit duquel on peut lire Apocalypse now tombe du ciel… Avec ses deux actes et ses six tableaux sans unité de sens, Antikrist est un opéra abstrait. Là résida le principal grief de son rejet, malgré son niveau musical exceptionnel. Le compositeur danois, décédé en 1952, ne vit jamais son unique opéra. Il eût fallu pour ce faire qu'il vécût jusqu'en 1980 (première version de concert au Danemark sous la direction de Michael Schoenwandt) et 1999 (première version scénique en Autriche). Antikrist met en scène une des figures les plus absconses de la spiritualité humaine : l'Antéchrist.
L'Antéchrist est une créature biblique, celle d'un esprit démoniaque, une sorte d'anti-Messie s'incarnant pour se substituer au Christ. L'incarnation du Mal. Ennemi auto-proclamé du christianisme, il fait sa première apparition dans l'Apocalypse de Jean et donne son titre à un célèbre ouvrage de Nietszche où le philosophe prône l'inversion des valeurs chrétiennes dont il constate combien certains des moteurs (la haine et le fanatisme) compromettent siècle après siècle le destin de l'humanité tout entière. D'un abord redoutable (et c'est un euphémisme), le livret élaboré par le compositeur lui-même décrit le laps de temps se déroulant entre le moment où la Voix de Dieu (incarnée par Mondtag au moyen d'un immense Christ triste au sexe féminin descendu des cintres) pactise avec Lucifer pour autoriser l'apparition de l'Antéchrist à une humanité en perte totale de repères, et celui où ladite voix vient signifier la fin de l'empire du Mal. Lungaard disait : « Antikrist symbolise certaines des questions les plus profondes de notre temps ». Il n'est rétrospectivement pas interdit d'entendre, dans cet opéra sans narration, composé en 1923, révisé de 1926 à 1930, une métaphore musicale de la montée concomitante du Mal absolu : le nazisme.
Pour mettre en scène ce cauchemar, Ersan Mondtag ressort de ses armoires, comme il l'a fait encore pour sa Salomé de 2024 à l'Opéra de Flandre, la terrifiante garde-robe dessinée pour ses spectacles de théâtre (Baal). Plutôt que celle de la sobriété ibsenienne de Staffan Valdemar Holm en 2002, il joue la carte de la nudité morbide. Rhabillée pour l'hiver de collants la dénudant jusqu'à l'impudeur (maquillages outranciers, bourrelets décomplexés, corps bi-sexués, sexes apparents…), et ne tombant jamais le masque, même au moment des saluts, toute la distribution est sommée de remiser son ego au vestiaire. Il est difficile d'identifier chacun comme chacune sous le crayon de la caricature, les chairs flasques, les muscles surlignés, le masque des yeux exorbités et des bouches hurlantes. On a une pensée au passage souriante pour les photos-souvenirs qu'à l'issue des représentations, toutes et tous vont pouvoir partager avec leurs familles respectives…
L'investissement général fait plaisir à voir. Et plus encore à entendre : Flurina Stucki en Grande Pute, Thomas Blondelle en « Bouche qui dit de grandes paroles », Tadeusz Slenkier qui a troqué les frusques de son Turridu et de son Canio pour les cornes de La Bête écarlate, Thomas Cilluffo pour Le Mensonge, Philipp Jekal pour La Haine, Martina Baroni pour le Mécontentement, Arianna Manganello en « Atmosphère énigmatique », Maria Vasilevskaya en « Echo de l'Atmosphère énigmatique »… Toutes et tous sont spectaculairement armés pour la vocalité de type wagnérienne exigée par cet opéra abstrait donné ici dans sa version révisée, mais à la science instrumentale vraiment suffocante, articulé de longs et somptueux interludes. Ces 90 minutes (avec orgue et cloches) semblent convoquer, de Strauss (période Die Aegyptische Helena) à Zemlinsky et même Korngold, tout le gratin musical de son temps. Le chœur n'hérite que d'un numéro, mais c'est le plus beau, avec le sublime de ses lignes ascendantes venant laver la touffeur de cette partition étonnante. On n'aura que lauriers pour qualifier la direction de Stephan Zilias, maître d'œuvre avisé de cet opéra ruisselant d'effets d'orchestre. En voix de Dieu mise à nu, on n'oubliera pas le jeu intense de Jonas Grundner-Culemann, qui prête aussi son visage au Christ dé-crucifié contemplant de son regard triste et de son sexe adolescent, le cauchemardesque Eden de Mondtag. Même si on s'y écorche en temps réel, même si on s'y éviscère pour un oui pour un non, même si on y émascule à l'envi, cet Antikrist berlinois a tous les atouts d'un spectacle mémorable.
Crédit photographique : © Thomas Aurin
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Berlin. Deutsche Oper. 24-IV-2025. Rued Langgaard (1893-1952) : Antikrist, opéra en deux actes (en un prologue et sept tableaux), sur un livret du compositeur. Mise en scène et décors : Ersan Mondtag. Costumes : Annika Lu Hermann, Ersan Mondtag. Lumières : Rainer Casper. Chorégraphie : Rob Fordeyn. Avec : Kyle Miller, baryton (Luzifer/Eine Stimme) ; Jonas Grundner-Culemann, voix parlée (Gottes Stimme) ; Maria Vasilevskaya, soprano (Das Echo der Rätselstimmung) ; Arianna Manganello, mezzo-soprano (Die Rätselstimmung) ; Thomas Blondelle, ténor (Der Mund, der große Worte spricht) ; Martina Baroni, mezzo-soprano (Der Missmut) ; Flurina Stucki, soprano (Die große Hure) ; Tadeusz Slenkier, ténor (Das Tier in Scharlach) ; Thomas Cilluffo, ténor (Die Lüge) ; Philip Jekal, basse (Der Hass). Chor der Deutschen Oper Berlin (Chef de Chœur : Jeremy Bines). Orchester der Deutschen Oper Berlin, direction musicale : Stephan Zilias