La Scène, Musique de chambre et récital

Trois heures avec Chostakovitch à Berlin : les 24 Préludes op 87 par Yulianna Avdeeva

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Berlin. Pierre Boulez Saal. 22-IV-2025. Dimitri Chostakovitch (1905-1975) : 24 Préludes et fugues opus 87. Yulianna Avdeeva, piano

Premier Prix 2010 du Concours Chopin, joue l'intégrale du grand œuvre pianistique de , les 24 Préludes et fugues opus 87, dans l'écrin idéal de la Pierre Boulez Saal.

« Que voulais-je devenir ? Pianiste ou compositeur ? La seconde option a gagné, mais honnêtement j'aurais dû être les deux », se remémorait Chostakovitch en 1956 après avoir ajouté à son catalogue ces 24 Préludes et fugues. De Chostakovitch l'on disait effectivement que « le clavier ne lui posait aucun problème ». L'opus 87 fut composé en un an seulement, de 1950 à 1951, consécutivement à la visite que fit le compositeur au Festival Bach de Leipzig à l'occasion du bicentenaire de la mort du Cantor de Saint-Thomas, manifestation où le membre du jury qu'il était ne fut pas pour rien dans l'attribution du 1er prix à Tatiana Nicolaïeva, première lauréate du 1er Concours Bach in loco. C'est à la jeune pianiste, qui en donna l'intégrale en 1952, et qui ne cessa de militer pour l'approbation de l'œuvre, décriée « néo-baroque » par les autorités soviétiques, que le compositeur dédia ce conséquent opus.

Bach était pour Chostakovitch synonyme de « contraste avec le monde du mal et de mépris de l'humanité. » Fasciné par le procédé décliné par deux fois par le célèbre Cantor dans son Clavier bien tempéré, il s'adonnera comme ce dernier à deux reprises à 24 compositions déclinant les 24 tons de la gamme, n'hésitant pas au passage à s'entêter contre vents et marées politiques à ressusciter 24 fois un genre banni par le XIXe siècle : la fugue. À la différence de son grand modèle qui suivit l'ordre chronologique, Dmitri Chostakovitch parcourt le cercle des quintes avec une alternance majeure/mineure au fil de ce qui apparaît aujourd'hui comme un ambitieux Nouveau Testament pianistique au-delà des diktats (le compositeur en était déjà à sa seconde dénonciation pour « formalisme ») et par-delà les siècles (l'Ancien Testament de Jean-Sébastien Bach) mais aussi comme l'oasis de la carrière malmenée par Staline et consorts du dernier grand compositeur russe à ce jour.

Dès l'audition d'un premier numéro qui aurait sa place dans les Scènes d'enfants de Schumann ou Les Saisons de Tchaïkovski, il est clair que l'on est aux antipodes autant des 15 symphonies du compositeur, que des marches et des hymnes intimés par le régime. Une impression dont on ne se départira à aucun moment d'une soirée aux allures d'immersion intime. L'atmosphère générale, rarement sévère, puissamment lumineuse (le miroitement introductif du n°5), balance entre comptines, folklore et hommages : certain Ballet des poussins dans leurs coques hante le n° 8, le n° 11… certaine Cabane sur des pattes de poule le n°3… Sur le cristal d'un Steinway merveilleusement sonnant, l'eau pure du toucher délicat de , assez proche de celui de Tatiana Nicolaïeva, entraîne l'auditeur dans les arcanes d'une écriture confondante de sérénité : l'apollinien n°4, l'aquatique n°7, le charmeur n°22 et sa nostalgie des bonheurs évanouis… Lorsque le discours se fait plus autoritaire (le n°6) ou lorsque les choses se corsent franchement (la vélocité du n°9, le motorisme du n°15, le feu d'artifice final), l'œuvre, du plus bref (les 1'30 du n°2) au plus long (les 13' du n°16), ne prend jamais la virtuosité de la pianiste en défaut : les deux mains restent lisibles et affranchies l'une de l'autre. La soirée captive sur la durée, les applaudissements ne venant briser qu'une unique fois sur le n°15 (culte de la virtuosité oblige…) un cérémonial de 2H45 avec entracte.

Un entracte qui permet, dans l'orbe boisée de la Pierre Boulez Saal, de faire pivoter le piano à 180°. Judicieuse idée qui permet à l'auditeur, sans bouger de son fauteuil bicolore, de profiter à la fois de la vision des mains et du visage de l'artiste, privilège d'une salle conçue en 2017 autour de la doxa exprimée par le compositeur français à l'entrée du bâtiment : « Il faut essentiellement considérer les concerts comme un moyen de communication, comme un contact animé entre des participants actifs, qu'ils soient auditeurs ou créateurs. » Ce que l'on avait imaginé au fil d'une première partie de dos se confirme au cours d'une seconde partie de face : le visage serein et rêveur au calme olympien d'une artiste qui, en maints endroits contemplatifs ou suspendus, se lève vers le lointain ou les hauteurs (le très contemplatif n°13), comme pour écouter la traversée du son, et constater dans la foulée l'effet qu'il produit dans une salle qui a tout d'un navire avec sa coursive et son double bastingage de spectateurs surplombant ses six gradins. Au sortir d'une soirée qui aura semblé passer comme un rêve aussi pour la pianiste, l'on sera tenté d'affirmer de ce qu'on disait de Dmitri Chostakovitch : « Ses doigts jouaient comme par miracle, ils réussissaient tout. »

Crédit photographique : © Peter Adamik/Pierre Boulez Saal

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Berlin. Pierre Boulez Saal. 22-IV-2025. Dimitri Chostakovitch (1905-1975) : 24 Préludes et fugues opus 87. Yulianna Avdeeva, piano

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