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À la Philharmonie de Paris deux soirs début mai pour le projet « Kaiser Requiem », l'actuel directeur musical du Teatro Massimo de Palerme et prochain directeur du Staatsoper de Hambourg, Omer Meir Wellber partage avec nous sa vision du monde musical actuel, avec les enjeux qui en découlent.
ResMusica : Omer Meir Wellber, vous dirigez cette saison pour la première fois l'Orchestre de Paris, avec un projet que vous avez porté déjà à plusieurs reprises, notamment à Vienne et Palerme. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Omer Meir Wellber : Le projet de « Kaiser Requiem » est apparu il y a environ quatre ans. Lorsque j'étais à Dresde en 2017, j'ai entendu Der Kaiser von Atlantis (ndlr : L'Empereur d'Atlantis) de Viktor Ullmann par le jeune ensemble du Semperoper et suis resté très impressionné. Plusieurs semaines plus tard, je me suis rendu compte que j'étais toujours hanté par l'ouvrage, sur lequel j'ai commencé à me renseigner plus en détail. Alors, j'ai cherché comment l'opéra avait été créé, dans les conditions très difficiles que l'on connait au camp de Theresienstadt.
À l'époque, ce camp était une fausse vitrine pour les nazis, qui consistait à faire croire que les artistes présents y étaient dans de bonnes conditions pour continuer à défendre leur art. Quand il fallait faire visiter un camp, jusque très tard c'est celui qui était choisi pour montrer au monde que tout allait bien. Et dans ce camp en effet, il y avait un petit orchestre, qui a créé quelques pièces d'importance, dont cet opéra en 1943. En façade, tout pouvait donc paraître très correct, mais en réalité, tous ont été envoyés à Auschwitz un an plus tard pour y être gazés.
Et comme si c'était un signe, l'un des créateurs de l'opéra a survécu, un seul : celui qui tenait le rôle de la Mort. Cette idée m'a fortement fasciné, comme si un Dieu jouait avec un sens de l'humour le plus cynique qui soit : à la fin, la Mort est la seule chose qui survit… Alors, j'ai réfléchi encore sur le sujet et cherché quel était l'ouvrage le plus marquant au sujet de la mort, et immédiatement est apparu une évidence : le Requiem de Mozart. Et là encore, c'est la mort qui gagne, puisqu'il n'a pas eu le temps de terminer l'œuvre.
RM : C'est une certitude, à la fin la mort l'emporte, mais ce n'est pas la plus optimiste des visions…
OMW : En effet, mais d'un point de vue artistique, c'est passionnant !
J'ai donc pris les deux œuvres, et j'ai commencé à écrire un programme commun en les mélangeant, afin de parfaitement les combiner entre elles, pour écarter toutes les ruptures et en faire une nouvelle pièce. Cela a donné le projet de « Kaiser Requiem », où la basse qui chante la mort de Kaiser est aussi celle qui chante le Tuba Mirum du Requiem.
À partir de là, nous avons développé le projet pour le mettre en scène, en 2022 avec Marco Gandini à Palerme, puis en début d'année 2025 en version ballet au Volksoper Wien avec Andreas Heise. Sur cette production, les retours ont été tellement bons que nous avons déjà prévu de la redonner la saison prochaine. À Paris, le lieu étant la Philharmonie, nous allons interpréter pour la première fois ce projet en version concertante, mais avec tout de même des moments semi-scéniques, quand l'histoire mérite d'être mise en image pour être mieux comprise.
RM : Le fait que ce soit concertant et que vous soyez à Paris va-t-il changer votre façon d'aborder l'œuvre ou l'interprétation ?
OMW : Les choses changent toujours. À Vienne déjà, nous avons mis en exergue des points à retoucher par rapport à Palerme, donc la version jouée à Paris sera légèrement différente non seulement de celle de la création, mais aussi de celle de Vienne. Je n'hésite pas à faire des améliorations et des changements permanents, car pour moi ce projet comme d'autres similaires contribuent à rendre les musiques du passé encore vivantes.
Il faut revoir la façon d'approcher le répertoire, qui consiste aujourd'hui bien trop souvent à considérer qu'un texte est figé dans une période et doit être reproduit en permanence à l'identique. Un texte est par nature abordé différemment en fonction de la culture et de l'époque dans laquelle il est réceptionné. Et c'est la même chose pour l'interprétation musicale, où le fait de proposer de nouveaux projets de recréation donne le droit d'entrer en profondeur dans certains concepts, là où en jouant uniquement le Requiem de Mozart, je garderais un rapport sacré par rapport à la partition, sans beaucoup l'influencer par rapport à ce qui a déjà été fait depuis des décennies.
RM : À Dresde récemment, vous aviez dirigé Le Grand Macabre ; votre dernier livre est à propos de la mort. Peut-on penser que vous êtes fasciné par les choses qui s'achèvent et par la mort ?
OMW : J'ai 43 ans et je crois que les choses ont beaucoup changé pour moi dernièrement. Mon dernier livre Les absences de Haïm Birkner est un livre à la fois humoristique et en même temps complexe. Cela revient à ce que je disais précédemment sur les connotations sociales et les influences, qui font que l'on interprète très différemment certaines situations. Par exemple, mon père est mort il y a vingt-quatre ans, ce qui a été terrible pour moi, car je n'avais que 19 ans lorsque c'est arrivé. Mais si vous prenez la situation aujourd'hui, la dernière fois que nous avons commémoré l'anniversaire de sa mort, cela a été une grande fête familiale, où nous nous sommes tous retrouvés et avons tous beaucoup ri.
Lui-même était quelqu'un de très drôle, toujours joyeux, donc cela n'aurait aucun sens que les occasions de le fêter soient dépressives. Au contraire, la meilleure façon de repenser à lui est de sourire. Je pense que la plupart des situations sont à prendre de cette manière, et c'est aussi ce que je tente de capter par mes livres, notamment le prochain, qui traite en grande partie de la façon de pardonner. La mort est un achèvement, mais elle peut aussi parfois conduire à de bonnes choses par la suite, par l'impact qu'elle a sur la vie.
RM : Vous allez devenir le prochain directeur musical du Staatsoper Hamburg après Kent Nagano, voulez-vous aussi utiliser la mort comme concept pour vos prochaines saisons, par exemple avec des œuvres particulièrement fortes autour de cette idée ?
OMW : Dans la même logique que le « Kaiser Requiem », je veux revoir comment renouveler le répertoire à Hambourg, sans me focaliser du tout sur la mort, mais plutôt sur la création. Par exemple, dès ce mois de mai aura lieu la première de Die große Stille (Le Grand Silence), d'après Mozart, avec à un moment dans cette pièce plus de dix minutes de silence. Chaque saison, nous allons avoir de nouveaux projets, qui impliquent que cette maison chargée d'histoire continue à vivre, et pas seulement par la reproduction. Je me bats systématiquement contre l'idée de « musée du passé de la musique » que sont devenus certains opéras, justement pour proposer des entités toujours pleines de vie.
Certains projets seront controversés, peut-être même certains ne seront pas à la hauteur des attentes, mais cela créera des réactions et ne sera pas juste une redite. En concert, les idées vont donc aller vers cette même vision de créer de grandes interactions avec le public. D'ailleurs, le nom va passer de « Concert » à « Playground » (Aire de jeu), ce qui implique de vrais échanges, là encore dans l'idée de fuir le côté « musée de la musique figée ». Et dans ce projet, nous avons déjà commandé dix pièces de dix compositeurs contemporains de dix origines et pays différents, pour leur demander de créer des parties en surplus ou en substitut de pièces déjà existantes.
RM : Dans une certaine mesure, c'était déjà une idée de Kent Nagano, de lier des créations dans certains programmes avec des œuvres du grand répertoire, comme une sorte de réponse moderne…
OMW : Oui, mais là la démarche est différente, car elle n'est plus d'accompagner ou de répondre à une grande œuvre, mais de l'agrandir ou d'en remplacer une partie. Par exemple, Hilary Hahn vient jouer le Concerto pour violon n°1 de Bruch, mais le premier mouvement sera réécrit par la compositrice Barbara Assiginaak. Nous allons faire cela aussi avec la 6ème de Beethoven, avec un nouveau mouvement de la tempête par Daniela Terranova, ou avec la 4ème Symphonie de Tchaïkovski au Scherzo d'Aziza Sadikova. Mais bien sûr, cela ne doit pas être n'importe quoi pour remplacer les parties existantes, donc nous fixons des règles très claires afin qu'il y ait une véritable connexion entre la nouvelle partie recréée, et les parties déjà composées.
Dans chaque concert ou presque, nous allons proposer ces projets, afin non pas de tenter l'idée sur un soir, mais bien d'initier une nouvelle démarche globale sur toute la saison et sur les cinq années pour lesquelles je suis directeur musical. Le message est clairement de laisser ouverte la fenêtre à la réinterprétation et à l'évolution de la musique, sans chercher en revanche à dénaturer par des interprétations fallacieuses les partitions originales.
RM : Qu'il s'agisse de ces œuvres revisitées ou du grand répertoire, quels sont vos projets d'enregistrements à venir ?
OMW : Je n'en ai pas ! Lorsqu'on a pu enregistrer, cela a beaucoup apporté afin de découvrir ou redécouvrir les œuvres en dehors du concert. Mais aujourd'hui, alors qu'il existe plusieurs centaines, voire milliers de versions des symphonies de Brahms ou de Beethoven, il faut au contraire retrouver de la spontanéité, promouvoir le live, faire vivre la musique.
C'est comme aller à l'église, vous pouvez considérer que ça ne sert à rien et écouter tous les dimanches des enregistrements du prêtre chez vous, mais ça n'a rien à voir. Pour vivre les choses pleinement, il faut au contraire se déplacer, être une partie intégrante de la communauté, rencontrer et échanger. Je veux totalement encourager cela, et je ne crois pas pouvoir le faire aujourd'hui en ajoutant un enregistrement d'une symphonie de Mahler. En live, il pourra y avoir quelques enregistrements que nous déciderons de sortir, parce que les programmes comporteront des créations ou parce qu'on pourra y ressentir une énergie importante, ou un projet spécifique. Mais quel serait l'intérêt d'enregistrer un nouveau cycle de symphonies de Brahms, alors que lorsque je les écoute je choisis toujours Bruno Walter ?
Les enregistrements ont été une grande partie de l'histoire musicale du siècle dernier, avec en plus des améliorations conséquentes du son à mesure de l'évolution des technologies. Aujourd'hui, il faut faire ressortir les gens et les faire communiquer. Lorsqu'un concert n'est pas enregistré, on en revient à notre discussion sur la mort et sur la disparition : la musique meurt à chaque fois qu'elle s'arrête, et laisse parfois des souvenir merveilleux à ceux qui étaient présents, puis elle renaît toujours, lors d'autres concerts. Pour profiter totalement des choses, la sensation est toujours plus intense quand on pense que ce sera peut-être la dernière fois. Si j'avais voulu laisser quelque chose de figé, j'aurais choisi la peinture, mais je suis un interprète, donc je suis là pour faire vivre la musique.