Triplé gagnant pour l’Opera Ballet Vlaanderen à La Villette

En s'offrant trois chorégraphes : Trisha Brown, Anne Teresa De Keersmaeker et Jan Martens sous le même signe de la musique contemporaine, l'Opera Ballet Vlaanderen propose un passionnant programme à la Grande Halle de La Villette.

Deux madones et un jeune homme : en alignant sur une même soirée Trisha Brown, Anne Teresa De Keersmaeker et Jan Martens, l'Opera Ballet Vlaanderen (l'ex Ballet de Flandres) décline sur trois générations différentes un même intérêt pour des musiques contemporaines, en offrant une vraie diversité d'esthétiques.

La soirée débute par la doyenne, Trisha Brown (1936-2017), qui s'est intéressé à plusieurs opus à cordes de Webern pour en travailler les contrepoints. Elle jette les danseurs sur scène, et ceux-ci mettent les accents sur la musique ou dans ses interstices, avec de nombreux balancés, relevés aux genoux, chutes du corps, bras tout droit, en avant ou sur le côté, torse en équerre. Si la première séquence voit les filles en robe noire et les garçons en rouge, la seconde partie s'engage vers un bel unisson de couleurs et de mouvements. Les séquences sont rigoureuses, et mathématiques, et s'approchent grandement de Merce Cunningham. Créé en 1996, Twelve Ton Rose (un jeu de mots autour de « twelve ton rows » (le dodécaphonisme, cher à Schönberg) est une pièce tardive dans l'œuvre de Trisha Brown, et pourtant, elle a une forme de sagesse qui la rend étonnamment datée au regard de ce qui va suivre.

Car Fase, le chef d'œuvre d'Anne Teresa De Keersmaeker dont sont issus les deux extraits montrés ici, est autrement plus osé, culotté, original voire dérangeant. Or il date de 1982. La jeune Belge n'en était qu'à sa deuxième pièce et celle-ci changea sa carrière : comme Béjart et son Sacre du Printemps qui lui ouvre les portes de son Ballet du XXe Siècle, Anne Teresa De Keersmaeker put, dans la droite ligne de l'immense succès de Fase (qu'elle dansait avec Michèle Anne de Mey), créer sa propre troupe. On voit ici deux des quatre parties de ce ballet entièrement basé sur des œuvres de Steve Reich. Piano Phase est une longue mais envoutante répétition minimaliste de mouvements limités à des demi-tours sur place, puis de petites marches de profil répétitives, mais lorsque l'une des deux danseuses décale son mouvement d'une note, l'unisson diffère et revient comme par miracle. Jasmine Achtart et Madison Vomastek, vêtues d'une longue robe beige et de baskets blanches, sont éclairées de telle sorte que leur corps se reflète dans leur propre ombre. Dans Clapping music, sur des claquements de main, les deux jeunes femmes reviennent en pantalon-chemise-baskets, sur fond noir, et tendent leur pied devant-derrière et sur pointes en huit temps puis quatre temps… Ces deux pièces, éreintantes pour les danseuses, pourraient sembler agaçantes par leur répétitivité. En réalité, elles sont hypnotisantes et fascinantes par la richesse même de leur sobriété.

On bascule dans un autre monde avec le benjamin, Jan Martens, qui propose ici une création, Graciela Quintet, ainsi qu'une reprise. La création avait tout pour être séduisante avec ces cinq danseurs vêtus d'étonnants costumes en latex. Ici, un jean, là un short-T-shirt d'haltérophile, là encore un short cycliste rembourré. On voit alors évoluer sur des chants d'oiseaux un quintette de danseurs devenus personnages de bande dessinée, qui soudain voient leur tenue se détricoter et devenir d'autres personnages. C'est étonnant, inventif mais déroutant, car le mouvement, lui, reste assez pauvre. Ce qui est tout l'inverse de son fameux solo, On speed, sur le clavecin endiablé de Stephen Montague. Torse nu, seul avec la musique, un danseur (impressionnant David Ledger) lutte avec elle, bouge uniquement son torse, ses bras, aussi vite que la musique, il se bat avec ou contre elle, et c'est fascinant de voir comment danse et musique peuvent s'affronter, se marier et se séparer, formant, par la grâce de ces trois chorégraphes, un couple joyeusement infernal.

Crédits photographiques © Phile Deprez