Le Syndrome de Salieri

De passionnants questionnements autour d'une figure encore peu connue de l'histoire de la musique. Un essai musicologique et plus encore philosophique, ancré dans une solide culture musicale et historique. De quoi fêter de manière stimulante le bicentenaire de la mort d'Antonio Salieri.

L'année 2025 sera donc le bicentenaire de la mort de Salieri, même si les événements destinés à célébrer cet anniversaire ne semblent pas faire légion. On se réjouira donc de commencer l'année par la lecture de ce passionnant petit ouvrage, davantage un essai philosophique qu'une monographie ou une biographie consacrée au compositeur. Né à Venise et résident à Vienne une longue partie de sa vie, Salieri est surtout connu aujourd'hui pour ses interactions avec les autres grands compositeurs de son temps, Gassmann dont il fut l'élève, Beethoven dont il fut le maître, Gluck dont il fut le protégé et surtout Mozart dont il fut le collègue et le compétiteur, à défaut d'avoir été son rival et encore moins son assassin. L'ouvrage de David Christoffel se penche en effet sur tous les éléments qui ont pu construire la célèbre légende, fondée sur quelques faits historiques, déclarations et autres témoignages, plus en moins entretenus par un certain nombre d'ouvrages fictionnels parmi lesquels on comptera la pièce de Pouchkine Mozart et Salieri (1830), l'opéra du même nom de Rimski-Korsakov (1898), la pièce de Peter Shaffer Amadeus (1979) et enfin le célèbre film qu'en tira Miloš Forman en 1984.

L'objectif de David Christoffel n'est pas de résoudre une énigme de la musique ou d'en proposer une nouvelle interprétation, ni même de tenter la réhabilitation du « moins estimé des compositeurs estimables », mais plutôt d'analyser les tenants et aboutissants de ce qui est devenu le titre de l'ouvrage, à savoir le « syndrome de Salieri », formule parfois utilisée dans la littérature managériale pour pointer « les talents qui, dans une entreprise, viennent gêner l'épanouissement des autres. […] des personnes peu talentueuses qui, dans les grandes organisations, sont en mesure de vous aider, mais qui, au-delà de cela, sapent votre réussite », ces « besogneux qui ne [voient] pas plus loin que [leur] petit calcul ». L'étude de ce syndrome, pour laquelle l'auteur de l'ouvrage n'hésite pas à recourir à des outils méthodologiques empruntés aussi bien à la psychologie, à la sociologie et à la philosophie qu'à la musicologie et à l'histoire de la musique, donne ainsi lieu à de stimulantes pages sur des sujets aussi variés que la culture du duel, le faux du vrai de la réalité, la déification et la stigmatisation, l'élection divine, la distinction entre génie et talent ou encore la théorisation de phénomènes comme la réussite et le ratage.

Non cantonné à Mozart et à Salieri, le musicologue examine nombre de ces compositeurs dits « mineurs », généralement écrasés par le poids d'une figure, Mozart et Beethoven essentiellement, à qui la postérité a réservé une place de choix. D'une extrême érudition, l'ouvrage balaie tous les éléments historiques et littéraires ayant nourri les diverses légendes abordées, ainsi la plupart des productions culturelles et artistiques que ces dernières ont inspirées, soit de très nombreux romans, mangas, opéra-rocks ou adaptations filmiques, mais également moult écrits grand public ou universitaires, émissions de radio et télévisées, documentaires, entretiens ou enregistrements discographiques. On ne dira pas qu'on ne se perd jamais dans les nombreux méandres de démonstrations savantes, riches et ambitieuses, toujours stimulantes et le plus souvent convaincantes. Cet ouvrage donnera en tout cas l'envie d'en savoir plus sur la vie et l'œuvre d'un compositeur qui demeure encore insuffisamment connu, et surtout de s'interroger sur les aléas et les incertitudes de ce qu'il est convenu d'appeler la « postérité » et ses liens fragiles avec la notion de génie ou de qualité. À l'heure où l'on exhume et redécouvre tant d'œuvres autrefois célébrées ou négligées, cette piqûre de rappel sur les questionnements autour de la qualité, ponctuelle ou habituelle, intrinsèque ou contextuelle, d'une œuvre artistique et de son créateur, fera à toutes et à tous le plus grand bien.