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Berlin. Komische Oper im Schillertheater. 20-IV-2025. Philip Glass (né en 1937) : Akhnaten, opéra en 3 actes sur un livret de Philip Glass, en collaboration avec Shalom Goldman, Robert Israël et Richard Ridell. Mise scène : Barrie Kosky. Décors et lumières : Klaus Grünberg. Mouvements : Barrie Kosky , Danielle Bezaire, Martina Borroni, Danilo Brunetti, Shane Dickson, Benjamin Gerike, Claudia Greco, Andrii Zubchevski. Avec: John Holiday, contre-ténor (Akhnaten) ; Suzan Zarrabi, mezzo-soprano (Néfertiti) ; Sarah Brady, soprano (Reine Tye) ; Noam Hainz, baryton (Horemhab) ; Stefan Ciforelli, ténor (Amon) ; Tijl Faveyts, basse (Aye) ; Peter Renz, rôle parlé (le Scribe) ; Camille Franck, Katrin Hacker, Annette Hörle, Lea Maria Koch, Sophia Linden, Valentina Rieks, Sabine Hill, Katharina Thomas (Huit filles d’Akhenaton). Danseurs : Danielle Bezaire, Martina Borroni, Danilo Brunetti, Shane Dickson, Benjamin Gerike, Claudia Greco, Andrii Zubchevski. Choeur (chef de choeur : David Cavelius) et Orchestre du Komische Oper, direction musicale : Jonathan Stockhammer
La ville où l'on peut voir au moins un opéra par jour n'avait encore jamais vu Akhnaten, fleuron de la Trilogie des Portraits de Philip Glass. Une longue attente récompensée par la plus belle mise en scène à ce jour d'un opéra comptant au nombre des chefs-d'œuvre incontournables du XXe siècle.
« Dans le monde musical, il faut presque un demi-siècle avant qu'un changement soit accepté », avait été forcé de constater Philip Glass lui-même. En ce qui concerne Akhnaten (en Allemagne Echnaton), créé en 1984 à Stuttgart, le compte n'y est pas encore. On s'étonne néanmoins, qu'à l'instar de l'Opéra de Paris (qui se décide enfin à montrer un des opéras du compositeur américain au cours de sa prochaine saison), les grandes maisons d'opéra berlinoises, malgré le grand succès du Satyagraha de Sidi Larbi Cherkaoui de 2017 importé de Bâle par le Komische Oper, malgré la fin de la tournée d'Einstein on the beach de Bob Wilson en 2014 à la Haus der Berliner Festspiele, ont mis autant de temps à se pencher à leur tour sur ce que l'on peut enfin s'autoriser à qualifier de révolution dans l'histoire de l'art lyrique. En Allemagne comme en France (Avignon, Strasbourg, Nice), c'est de la province (dès les années 80 Stuttgart avait par exemple montré l'intégralité de la Trilogie des Portraits) qu'est parvenu le signal que quelque chose avait bougé dans les habitudes d'un art qu'on prédisait en état de mort imminente. Emboîtant les pas de la jeunesse, première à avoir fait un triomphe à chacune des reprises d'Einstein on the beach, un public vénérable clame aujourd'hui son enthousiasme devant l'Akhnaten que le Komische Oper présente (à guichets fermés depuis des semaines avant la première) au Schillertheater. Et comme on le comprend ! Barrie Kosky réussit le prodige de donner à voir à la fois ce que la musique donne à entendre ET l'effet qu'elle fait sur le public qui l'entend. Ce qui ne l'empêche pas le très affûté metteur en scène australien de donner son point de vue sur une époque peut-être pas si révolue qu'on le croit.
A la boutade se plaisant à affirmer que le silence qui suit du Mozart est encore du Mozart, l'on rétorquerait volontiers qu'au Komische Oper, celui qui précède les premières notes de Glass est déjà du Glass. Ce que semble vouloir dire Barrie Kosky qui, fosse éteinte, fait se lever le rideau avec une lenteur presque inédite sur la silhouette d'un homme en costume contemporain, noir, se découpant sur la blancheur aveuglante d'un dispositif en forme de boîte. Il s'avance vers la rampe… s'arrête… avant de reculer comme il est venu au moment où le venin des fameux premiers arpèges en la mineur pénètre le cerveau de l'auditoire… le rideau s'abaisse à nouveau, toujours avec une lenteur calculée, procédé qui sera repris jusqu'au terme du spectacle. En accord parfait avec le soi-disant minimalisme d'une musique qui n'est de fait que lyrisme pur, huit minutes intenses se sont déjà écoulées. « Ouvertes sont les double-portes de l'horizon… » peut clamer le Scribe (Peter Renz), dont la voix parlée est ici diffusée par haut-parleur. Une des plus stupéfiantes manières d'annoncer que le spectacle va commencer.
Tout aussi dépouillé, mais en total contraste, le second tableau, celui des funérailles d'Amenophis III, n'est pas moins saisissant : as de la direction d'acteurs, Barrie Kosky chorégraphie sans son fidèle Otto Pichler mais avec ses sept danseurs, une déploration des corps d'une énergie insensée (formidable interaction chœur/danseurs) autour d'un corbillard égaré dans le brouillard. Délaissant la quincaillerie égyptienne qui embaumait les pionnières productions de Phelim McDermott pour le Met, comme celle de Mary Zimmermann pour Strasbourg, la scénographie se déploie dans le vide géométrique d'un espace mental au sol mouvant (large tournette), aux parois et au sol réfléchissants percé de deux portes latérales, de trouées au plafond laissant choir une armada sophistiquée de projecteurs, ou une collection de sphères lumineuses. Armé de l'autorité d'un jeu d'orgue agrémenté de fascinants effets de style « couloir du temps » ou pixelisant ses personnages, Barrie Kosky épouse le scénario d'un opéra qui n'en a pas vraiment, articulé, comme l'on sait, autour d'une succession de moments-phares de la vie d'un pharaon généralement réduit à trois fondamentaux : fondateur du monothéisme (le culte d'Aton), androgynie, époux de Néfertiti. De ce cocktail détonnant, Kosky fait malicieusement son miel. Avec presque rien : quelques nuages noirs pour les funérailles, une baudruche grossissante de matière noire pour la destruction du Temple d'Amon, une garde-robe faisant le yoyo entre le masculin et le féminin pour le rôle-titre, un énigmatique duo Akhnaten/Nefertiti, une immense robe noire pour un Hymne au soleil crépusculaire… En n'omettant pas au passage de régler son compte à la meute humaine, capable de brûler ce qu'elle a adoré. D'une simplicité simplissime, un spectacle sublime qui, tout en suivant l'œuvre au plus près de sa vérité, donne aussi la sienne.
Quel bonheur pour les oreilles de ceux qui ont passé 40 ans avec la version discographique de Dennis Russel Davies que d'entendre cette musique pour de vrai ! De cet opéra aux allures de machine à remonter le temps avec son livret quadrilingue (égyptien, akkadien, hébreux ancien, anglais), Jonathan Stockhammer maîtrise admirablement les rouages, les tempi, l'intense mélancolie, la terrible violence. L'Orchestre et le Chœur du Komische Oper (duquel s'échappent les voix solistes des six – ici huit- filles d'Akhnaten), de merveilleux solistes, ne se font visiblement pas prier pour entrer dans la transe. Plus inquiétant que ses prédécesseurs, John Holiday esquisse un Akhnaten d'une étrangeté fascinante. Paul Esswood, David Walker, Anthony Roth Costanzo, Fabrice di Falco… il ne faut pas être grand clerc pour prédire que va encore s'allonger la liste des contre-ténors tentés par ce rôle en or. Nul ne démérite autour du nouveau pharaon : Stefan Cifolelli, imposant Grand-Prêtre d'Amon, Sarah Brady, galvanisante Reine Tye dont les irrésistibles aigus dardés semblent l'arme fatale de la destruction du Temple, Susan Zarrabi Néfertiti de rêve, Tijl Faveyts solide (et sportif) Aye, sans oublier le très énergique Horemhab de Noam Heinz.
Le finale, toujours très attendu avec son bond temporel vers une Égypte contemporaine envahie de touristes errant dans les ruines de la ville construite par le pharaon, envoie les fantômes d'Akhnaten et Nefertiti, tout de blanc vêtus, hanter le balcon du Schillertheater, tandis que le chœur, entrant au compte-gouttes sur le plateau, enfle jusqu'à constituer une masse en visible perte de repère : l'état du peuple d'Akhnaten à la recherche d'une nouvelle idole ? ou de l'homme contemporain en attente de son futur ? Barrie Kosky laisse le spectateur à ses interrogations, se contentant de baisser une dernière fois le rideau, aussi lentement qu'il l'avait levé, sur sa boîte aux merveilles : une spectaculaire épure.
Crédits photographiques : © Monika Rittershaus
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Berlin. Komische Oper im Schillertheater. 20-IV-2025. Philip Glass (né en 1937) : Akhnaten, opéra en 3 actes sur un livret de Philip Glass, en collaboration avec Shalom Goldman, Robert Israël et Richard Ridell. Mise scène : Barrie Kosky. Décors et lumières : Klaus Grünberg. Mouvements : Barrie Kosky , Danielle Bezaire, Martina Borroni, Danilo Brunetti, Shane Dickson, Benjamin Gerike, Claudia Greco, Andrii Zubchevski. Avec: John Holiday, contre-ténor (Akhnaten) ; Suzan Zarrabi, mezzo-soprano (Néfertiti) ; Sarah Brady, soprano (Reine Tye) ; Noam Hainz, baryton (Horemhab) ; Stefan Ciforelli, ténor (Amon) ; Tijl Faveyts, basse (Aye) ; Peter Renz, rôle parlé (le Scribe) ; Camille Franck, Katrin Hacker, Annette Hörle, Lea Maria Koch, Sophia Linden, Valentina Rieks, Sabine Hill, Katharina Thomas (Huit filles d’Akhenaton). Danseurs : Danielle Bezaire, Martina Borroni, Danilo Brunetti, Shane Dickson, Benjamin Gerike, Claudia Greco, Andrii Zubchevski. Choeur (chef de choeur : David Cavelius) et Orchestre du Komische Oper, direction musicale : Jonathan Stockhammer