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Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg à Berlin : le pouvoir pas l’amour

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Berlin. Deutsche Oper. 12-VI-2022. Richard Wagner (1813-1883) : Die Meistersinger von Nürnberg, opéra en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène, décors, costumes : Jossi Wieler, Sergio Morabito, Anna Viebrock. Avec Thomas Johannes Mayer, baryton (Hans Sachs) ; Albert Pesendorfer, basse (Veit Pogner) ; Gideon Poppe, ténor (Kunz Vogelgesang), Simon Pauly, baryton (Konrad Nachtigall), Joel Allison, baryton (Fritz Kothner), Jörg Schörner, ténor (Balthasar Zorn), Clemens Bieber, ténor (Ulrich Eisslinger), Burkhard Ulrich, ténor (Augustin Moser), Tobias Kehrer, basse (Hans Schwarz/Nachtwächter), Michael Bachtadze, baryton (Hermann Ortel), Jared Werlein, basse-baryton (Hanz Foltz) ; Philipp Jekal, ténor (Sixtus Beckmesser) ; Magnus Vigilius, ténor (Walther von Stolzing) ; Chance Jonas O’Toole, ténor (David) ; Elena Tsallagova, soprano (Eva) ; Annika Schlicht, mezzo-soprano (Magdalena). Chœur (chef de choeur : Jeremy Bines) et Orchestre de la Deutsche Oper Berlin, direction musicale: Ulf Schirmer

Distribution actualisée, nouveau chef… Le Deutsche Oper impose la très intéressante conception que le duo Wieler/Morabito avait proposée en 2022 de cet opéra-monstre finalement assez peu représenté en dehors de Bayreuth.

Hormis leur Siegfried, le volet le plus réussi du Ring à quatre de l'Opéra de Stuttgart en 2002, on n'avait jamais été totalement convaincu jusqu'ici du style /, leur Trilogie Mozart/Da Ponte s'étant notamment avérée d'un esthétisme vraiment discutable. Il en va tout autrement avec ces Maîtres-chanteurs de bout en bout passionnants, ce qui n'est pas un mince exploit après la brillantissime lecture de Barrie Kosky pour Bayreuth en 2017. Cette nouvelle version du grand « opéra comique » de Wagner, malgré ses chanteurs épatants, malgré son orchestre en très grande forme, ne fait pourtant pas le plein au Deutsche Oper : la faute à une soirée de six heures (deux longs entractes) à même d'effaroucher notre époque soumise à la transmission express, questionnement récemment constaté en France comme en Irlande face à cette autre conversation en musique-monstre qu'est Le Chevalier à la rose ?

Après une Ouverture de très grand format, le rideau se lève sur un décor d'Anna Viebrock qu'hormis quelques variations (ses murs se disloqueront discrètement au II, un théâtre y apparaîtra au III) on ne quittera plus : celui, assez logique finalement, vu les thèmes abordés par Wagner (enseignement musical, transmission), d'un Conservatoire (inspiré de l'Académie de musique de Munich, actuellement sise dans les locaux dans l'ancien « Führerbau ») dans lequel une petite douzaine de professeurs (les maîtres-chanteurs) dispensent leçons de musique et de maintien corporel à un groupe d'apprentis-chanteurs. Plus d'église (le chœur d'entrée est chanté depuis les balcons de la salle face à un plateau dont les acteurs sont absorbés dans l'écoute d'une œuvre musicale), plus de jouvenceaux célébrant la Nuit de la Saint-Jean (mais une sorte de Songe d'une nuit d'été pour tous où, dans la pénombre de l'établissement, chacun s'adonne à la quête de l'âme-sœur), plus de tilleul embaumant les rues de Nuremberg (sinon par les fenêtres de l'endroit), plus de bataille de polochons nocturne (la sérénade de Beckmesser est une sorte de crash-test se déroulant devant un auditoire s'assoupissant dès les premières phrases), plus de cordonnier (hormis un Sachs entraîneur, mais aussi fournisseur de « chaussure à son pied » à un auditoire chaussé de Crocs fluo pour le finale), plus de défilé des corporations (la mise en place du concours donnant, comme Wagner, la parole à David, au cours de ce qui s'apparente à la mise en place d'un cauchemar), et surtout plus de fin heureuse pour cette « mélancomédie » conclue par une sorte de « courage fuyons » généralisé : Walther et Eva fuient le plateau (et, accessoirement un monde qui n'avait pas hésité à faire d'une jeune femme le prix d'un concours de chant censé être remporté par deux barbons) ; David, refroidi par l'attitude de Magdalena (inspirée de celle de La Pianiste d'Elfriede Jelinek filmée par Michael Hanecke), s'éclipse par la porte-fenêtre… Dès lors, champ libre pour Sachs, qui, fêté par l'auditoire, une fois Beckmesser ridiculisé, n'a plus qu'à prendre le relais de Pogner à la tête du Conservatoire. Mais qu'adviendra-t-il de la vénérable institution sous la houlette d'un homme, apparemment plus roué et manipulateur qu'on l'avait imaginé, et que le dépit amoureux a peut-être rendu à ses forces obscures ? On l'aura vu assommer Walter à la fin de la bagarre d'un Acte II où et auront révélé l'éléphant dans la pièce : la relation tout sauf platonique que, jusqu'à l'irruption du fringant Walter, Sachs, maître-chanteur vieillissant, entretenait avec Eva l'irrésistible fille de son directeur. Un finale d'une ambiguïté abyssale.

La direction d'acteurs est considérable, des petits riens parvenant à l'Acte I, à individualiser chacun des personnages, qu'ils soient maîtres ou apprentis, au bouleversant trio du III montrant un Walter ayant tout compris de la relation du passé amoureux d'Eva. Dans la peau de cette héroïne wagnérienne autrement plus agissante que d'ordinaire, est, comme on peut l'imaginer, la séduction même : juvénile et fruitée, la voix s'amuse, s'émeut, gagne de l'ampleur et rayonne au-dessus du Quintette. Magdalena, toujours très secondaire dans ce monde principalement masculin, devient elle aussi un personnage de premier plan : en chef de chant du Conservatoire, la superbe vocale autant que le jeu (son hilarante direction des Silencium !) d' régalent. Dès la longue et redoutable leçon de chant de « son » David, énoncée à l'Acte I sans effort apparent, le très jeune Chance Jonas-O'Toole, fait figure de révélation du spectacle. Malgré une entrée trop présente au Quintette, , comme son récent Siegfried à La Monnaie, est un Walter de premier ordre. Beckmesser des plus subtils, affiche une drôlerie consommée lorsque ses metteurs en scène ont la riche idée de l'installer au piano pour ses performances au luth, tant le contraste entre ce qu'on voit et entend (la petite harpe-luth chromatique dans la fosse) génère de second degré. Lui aussi présent à la création de ces Maîtres berlinois, se montre cette fois en excellente forme, à la tête d'un remarquable ensemble de maîtres. A-t'on envie de s'attarder sur le déficit de son (fatigue ? distraction ?), lors de sa joute avec Beckmesser au II, du Sachs de , le baryton allemand et son medium ému, soulevant partout ailleurs le plus vif intérêt ? Avant de bénéficier de la pléiade d'intentions de la réalisation tout au long d'un concours de chant finement distrayant, le chœur donne les frissons sur Wach auf. Comme à Bayreuth. Lui aussi grandiose et poétique, porté par , l'Orchestre du Deutsche Oper n'est pas sans rappeler que c'est in loco que fut enregistrée la mythique version Jochum des Maîtres-chanteurs de Nuremberg.

Cerise sur le gâteau d'une réalisation qui sait même faire jouer les chaises : un écran à cristaux liquides égrène les minutes du Temps qui passe : en temps réel pour l'Acte I (1h29), avec quelques facéties temporelles au II (dont la petite heure se déroule de 19h à plus de 23h !), et de francs grands écarts pour un III s'étirant de 6 heures du matin à la mi-journée du lendemain ! Une très malicieuse façon de signifier que les six heures d'horloge de ces nouveaux Maîtres nous rappellent combien il est nécessaire de savoir prendre son temps.

Crédits photographiques : © Thomas Aurin

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Berlin. Deutsche Oper. 12-VI-2022. Richard Wagner (1813-1883) : Die Meistersinger von Nürnberg, opéra en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène, décors, costumes : Jossi Wieler, Sergio Morabito, Anna Viebrock. Avec Thomas Johannes Mayer, baryton (Hans Sachs) ; Albert Pesendorfer, basse (Veit Pogner) ; Gideon Poppe, ténor (Kunz Vogelgesang), Simon Pauly, baryton (Konrad Nachtigall), Joel Allison, baryton (Fritz Kothner), Jörg Schörner, ténor (Balthasar Zorn), Clemens Bieber, ténor (Ulrich Eisslinger), Burkhard Ulrich, ténor (Augustin Moser), Tobias Kehrer, basse (Hans Schwarz/Nachtwächter), Michael Bachtadze, baryton (Hermann Ortel), Jared Werlein, basse-baryton (Hanz Foltz) ; Philipp Jekal, ténor (Sixtus Beckmesser) ; Magnus Vigilius, ténor (Walther von Stolzing) ; Chance Jonas O’Toole, ténor (David) ; Elena Tsallagova, soprano (Eva) ; Annika Schlicht, mezzo-soprano (Magdalena). Chœur (chef de choeur : Jeremy Bines) et Orchestre de la Deutsche Oper Berlin, direction musicale: Ulf Schirmer

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