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Bruxelles. La Monnaie. 13 et 19 -IV-2025 : Claudio Monteverdi (1567-1643) : « I Grotteschi » – a new drama, basé sur ses trois opéras du compositeur qui nous sont parvenus : l’Orfeo, Il ritorno d’Ulisse in sua patria, L’incoronazione di Poppea, augmentés de madrigaux extraits des livres IV et VIII. Scénario, mise en scène, costumes : Rafaël R. Villalobos; Décors : Emanuele Sinisi; Eclairages : Felipe Ramos. Avec : Giulia Semenzato : Fortuna; Matthew Newlin : Privilegio; Raffaella Lupinacci : Virtu; Stéphanie d’Oustrac : Costanza; Jeremy Ovenden : Coraggio; Mark Milhofer : Melancolia; Arianna Vendittelli : Carita; Anicio Zorzi Giustiniani : Giudizio; Jessica Niles : Impazienza; Federico Fiorio : Capriccio; Jérôme Varnier : Sapienza; Esperienza : Xavier Sabata. Cappella Mediterranea, direction musicale : Leonardo Garcia-Alarcon
Réinventer Monteverdi ! Tel est le projet du double spectacle printanier de La Monnaie : « I Grotteschi ». Rafael Villalobos, par son scénario et sa mise en scène, déconstruit les livrets des trois opéras ayant survécus du maître péninsulaire, et tisse un double mash-up à l'intrigue actualisée sous la direction alerte de Leonardo García-Alarcón.
Depuis un lustre, La Monnaie de Bruxelles a entrepris d'explorer les « limites » du genre opéra, au gré de différents projets résultant de totales réécritures dramaturgiques ou scénographiques : au bilan, les résultats ont été très inégaux. Si on a pu oublier la quelque peu outrancière trilogie Mozart/da Ponte (2020), placée dans un décor unique par le Lab' ou l'assez poussif « Rivoluzione e Nostalgia » d'inspiration verdienne (2024), l'enthousiasmant « biopic » d'Elisabeth Iere d'Angleterre,« Bastarda » (2024), basé sue les quatre opéras «Tudor » de Donizetti méritait tous les éloges par sa remarquable cohérence esthétique et son souci historique.
Cette saison, l'Opéra fédéral belge nous invite à reconsidérer le répertoire montéverdien ! C'est en visitant la Domus Aurea de l'empereur Néron à Rome que l'intendant Peter de Caluwe et le metteur en scène Rafael R. Villalobos ont eu l'idée de ce nouveau double spectacle. Ce palais antique, redécouvert à la Renaissance, est orné de « grotteschi », personnages à demi-humains, fabuleux et caricaturaux, intégrés au décor des fresques – ou « grottes » artificielles d'agrément. Le concepteur espagnol reconsidère donc transversalement les trois opéras du maître baroque italien qui nous sont parvenus, en détricote les trames narratives pour en extraire la substantifique moelle – les vanités et permanentes inconstances humaines – et réécrit une saga familiale moderne très mouvementée. Les quelques cinquante rôles des opéras originaux sont ainsi ramenés à une douzaine de Grotteschi archétypaux, aux noms allégoriques caractérisant leurs qualités ou défauts, à la manière des personnages de la commedia dell'arte .
Deux des drames originaux reprenaient quelques thématiques mythologiques bien connues (Orfeo, Il rittorno d'Ulisse in sua patria) et exploraient souvent ainsi la connexité entre mondes humains et divins, entre turpitude terrestre et univers merveilleux Le troisième s'inspirait du récit historié des rivalités amoureuses et politiques au sein de la Rome antique (L'incoronazione di Poppea). Pour son adaptation, Villalobos mêle allègrement les registres théâtraux et expressifs des trois œuvres et réécrit un scénario digne d'un soap opera américain, véritable huis-clos au cours duquel s'affrontent, se déchirent, ou s'aiment passionnément maîtres et valets. Le matériau musical des trois opéras, retenu quasi intégralement et totalement réorganisé au gré de l'action, sert de prétexte à deux soirées aux titres explicites, d'ailleurs issus de l'ultime duo du Couronnement de Poppée : la première époque, « Miro » ( je regarde) présente les douze personnages et étudie leurs caractères et leurs rapports humains; la seconde, « Godo » (je désire), une fois ce décor campé, narre les nombreuses et inattendues péripéties familiales et ancillaires.
Résumer les détails d'un argument long et touffu (dix pleines pages de programme !) dépasserait le cadre de notre chronique. Tentons toutefois une approche succincte, (dé)montrant la filiation, parfois ténue, avec les livrets originaux.
Nous sommes ici plongés à l'époque du récent confinement, dans une villa romaine ultra-moderne d'un luxe assez inoui où, comme nous le rappelle un mouvement retors du plateau tournant au fil de « Godo », Roma n'est jamais que le palindrome …d'Amor !
Le patriarche tantôt aphasique, tantôt délirant, Melancolia, est à la recherche vaine de son épouse défunte – façon Orfeo. Il est le père de Coraggio, le mentor de la famille, mystérieusement malade et émergeant de temps à autre du coma : ce dernier est marié à Costanza – guettant son réveil (telle Pénélope attendant le retour d'Ulysse)- dont il a eu deux fils très opposés d'ambition et de caractère : l'arriviste Privilegio et le fantasque Capriccio.
Esperienza la gouvernante générale est porteuse d'un lourd secret de famille et met en garde ses deux filles quasi jumelles, Fortuna et Impatienza, nées de père inconnu : leurs ambitions sociétales, leurs liaisons et joutes érotiques avec les deux petits-fils de la puissante famille peuvent s'avérer extrêmement dangereuses. Si Capriccio folâtre superficiellement avec la seconde, la première est l'objet de toutes les convoitises de Privilegio, lequel envisage dès lors le divorce, même si son épouse Virtu est enceinte (un congédiement rappelant l'argument du Couronnement de Poppée). S'ajoutent trois personnages plus secondaires, l'infirmière Carita – à la fois soignante quelque peu corrompue, administrant force sédatif à Coraggio et « dealeuse » occasionnelle de substances illicites aux deux frères – son amant le jardinier Giudizio et surtout, le précepteur philosophe Sapienza, sorte de double contemporain de l'historique Sénèque – essentiel personnage du Couronnement de Poppée. Sénèque, dont deux citations originales extraites des lettres à Lucilius sont projetées en exergue de chaque spectacle (« Le plus puissant est celui qui a lui-même le pouvoir » et « Tout ce que la vertu a acquis, les excès le détruisent » ): à la fin de « Miro, tel son modèle, Sapienza paiera de son suicide « obligé » son opposition morale au probable divorce de son élève.
C'est d'ailleurs cette disparition du précepteur qui provoque tout au long de « Godo », lentement mais sûrement, la désarticulation puis l'écroulement de la famille patricienne minée par les maladies, les assuétudes, les luttes de pouvoir, les convoitises et frasques sexuelles, ou les infidélités poussées jusqu'au fratricide. Symbole de cette « déglingue » généralisée, entre les deux spectacles, la somptueuse bibliothèque a été vidée de ses livres précieux, amassés en tas sommaires côtés Cour et Jardin, et en attente d'un probable autodafé !
L'on pense immanquablement au film Parasite de Bong Joon-ho, qui use du même huis clos soci(ét)al. Le décor unique mais modulable d'Emanuel Sinisi s'en inspire qui présente la riche demeure aux pièces multiples sur deux niveaux : un subtil double plateau-tournant permet de changer l'ambiance et la combinaison des pièces en un clin d'œil. Les éléments de cet ingénieux dispositif collectionnent cinématographiques assez irrésistibles (le Io sono l'amore de Luca Guadagnino en néon fluo sur un des murs de la villa et même dans le programme) et clins d'œil picturaux : le plafond de la bibliothèque est une fidèle copie de celui, zodiacal, de la salle de la Mappemonde du Palazzo Farnese de Caprarola – qu'Herbert Wernicke avait déjà utilisé voici plus de trente ans pour sa somptueuse mise en scène de La Calisto de Cavalli en cette même Monnaie. Concrétion d'objets d'art de toutes époques, cette demeure reflète, par son joyeux fourbi muséal, un mauvais goût aussi dérisoire que délibéré, digne de l'univers factice des « nouveaux riches »… Certes on nagera en plein incompréhensible vaudeville, mais avec chic, luxe et volupté.
La volonté de préserver tous les moments musicaux importants des trois opéras -aux enjeux dramaturgiques pourtant assez divergents – mène à un exercice de re-création bien longuet, à la limite du pensum aux clichés parfois douteux et aux inutiles provocations scéniques. Le deuxième acte de « Miro », trop statique et répétitif, se traîne interminablement ; au contraire, au fil de « Godo » l'action est heureusement plus soutenue et ramassée. Mais la conduite d'acteurs finit par lasser, à force de stéréotypes et de redondances.
L'intrigue est beaucoup trop complexe pour paraître plausible ou sincère. ou pour que nous nous attachions aux personnages : au début, nous sommes certes aidés dans notre perception par les costumes très typés ou les caractéristiques physiques et vocales de chaque protagoniste, mais très vite nous nous égarons dans les méandres d'une action théâtrale de plus en plus improbable, percluse de détails superfétatoires. Finalement peu importe l'histoire; seule compte au terme de cet épuisant parcours la conclusion morale du dernier chœur : les Grotteschi ne peuvent que déplorer leur destin. Comme ils le chantent: ils naissent et meurent mille fois par jours sans aucun espoir de salut !
Si donc, la dramaturgie de ce double spectacle déçoit, à l'inverse, la réalisation musicale est de bout en bout brillantissime et génialement inspirée. Il faut avant tout saluer le travail colossal de Leonardo García Alarcón, parfait connaisseur du répertoire montéverdien et interprète chevronné de ces trois opéras. Il fallait oser (re) trouver le medium orchestral optimal pour mener à bien avec cohérence ce projet. Si l'effectif assez fourni des exécutions mantouanes de l'Orfe0 est bien connu, – du fait même de l'édition imprimée de la partition, fait exceptionnel à l'époque ! – on sait finalement peu de choses sur l'instrumentarium requis pour les deux opéras vénitiens conservés, composés à plus de trente ans de distance. Le manuscrit d'Il Ritorno d'Ulisse ne mentionne que quelques indications à cinq parties … Il a donc été décidé de destiner l'ensemble de la production à un orchestre somptueux inspiré de celui de l'Orfeo, avec tout le travail de ré-instrumentation que cela suppose.
Deux madrigaux, donnant leur cohérence théâtrale et leur ponctuation morale à chacun des deux volets, ont été ajoutés : pour « Miro », Si ch'io vorrei morire, extrait du quatrième livre, donné non sans quelques affèteries avec des doublures instrumentales un rien envahissantes, et beaucoup plus en situation; en prélude et conclusion de Godo, les deux parties de l'extraordinaire ‘« Or che'l ciel e la terra », madrigal amoureux du huitième livre, donné avec toute la retenue puis le véhément et noir faste vocal et instrumental requis.
Un autre pan du titanesque travail a été de redécouper les trois opéras selon la logique su scénario pour reconstituer un puzzle musical cohérent, quitte à transposer certains extraits pour mieux correspondre au registre des voix destinataires de cette nouvelle mouture. Tous les détails de ce patchwork millimétré sont donnés en appendice au programme et témoignent de l'ingéniosité à la fois érudite et naturelle du propos musical, parfaite réponse à la sophistication factice du nouveau livret. L'ensemble est scrupuleusement issu des œuvres originales à l'exception d'une courte sinfonia, à l'orée du deuxième acte de « Miro », composée avec goût par notre maître d'œuvre argentin.
Enfin, tout ce travail de bénédictin resterait lettre morte, s'il n'était sous-tendu par un amour profond et passionné de cette géniale musique de la part d'éminents interprètes et d'un chef en état de grâce à la tête d'une Capella Meditarranea aussi attentive que concernée, malléable et vif-argent, tantôt d'une rutilance festive (dès le lever de « Miro ») tantôt d'une noirceur éprouvée (aux pages les plus sombres de « Godo »). Saluons en particulier l'implication d'un continuo aussi riche que diversifié -outre les cordes graves, un clavecin un orgue, une harpe, un théorbe et un archiluth. La seule réserve est acoustique, liée à la dimension de la salle, un rien trop vaste pour un tel répertoire ancien ; avoir relevé quelque peu la fosse d'orchestre est certes une excellente idée mais ne pallie que partiellement ce léger manque de présence.
La sensationnelle soprano italienne Giulia Semenzato incarne une Fortuna aussi piquante que conquérante, d'une insolence solaire et d'une suave vocalité. Sa quasi doublure, « jumelle » scénique et vocale, Jessica Niles, (créatrice la saison dernière de la Cassandra de Bernard Foccroule) est à dessein un rien plus timide et réservée en Impazienza. C'est à la mezzo soprano italienne Raffaella Lupinacci qu'est destiné le rôle de Virtu : par la rondeur de son grave et la beauté de sa projection elle incarne idéalement une épouse délaissée, sobre digne et altière. Stéphanie d'Oustrac, d'une théâtralité idoine et d'une parfaite vocalité, donne un portrait très convaincant de Costanza, l'épouse fidèle de façade mais titillée par son ennui et ses fantasmes lesbiens. Ariana Vendittelli, moins uniment affirmée, incarne avec grand art l'infirmière Carità avec une lascivité vénéneuse et une fausse ingénuité. Le patriarche Melancolia du ténor britannique Mark Milhofer, mi hagard mi agile, se joue des passagii et des effets de gorge les plus virtuoses (notamment au gré le fameux monologue d'Orfeo) avec une facilité déconcertante mais se révèle aussi, par sa pudeur, très touchant dans les moments de désarroi intime de son personnage. Autre ténor britannique, Jeremy Ovenden en Coraggio apparaît délibérément plus pâle et en retrait, mais en parfaite osmose avec son personnage plus comateux et dépassé par son propre destin. Son réveil d'Ulysse – dans cette mise en situation décalée – est ainsi des plus probants. Le ténor américain Mathew Newlin déployant une impressionnante autorité en Privilegio, d'une intensité théâtrale et dramatique assez renversante, séduit autant qu'il convainc par son timbre d'airain et la sûreté de sa ligne de chant. Pour incarner son frère Capriccio, il a été fait appel au sopraniste italien Federico Fioro, assez mince et aigrelet de timbre, mais en adéquation avec l'immaturité de son personnage. Anicio Zorzi Giustiniani incarne avec déférence et sollicitude le jardinier Giudizio, et donne avec beaucoup d'à-propos un peu de relief à ce personnage un rien falot, compilation « obligée » des rôles secondaires des trois opéras. Le Français Jérôme Varnier impose un timbre d'une terrible noirceur et un impressionnant aplomb tant vocal que scénique au rôle du précepteur/Philosophe Sapienza, même s'il lui manque la rondeur et la puissance d'émission pour les notes les plus graves de la tessiture de basse profonde sollicitée. Enfin, il faut saluer l'exceptionnelle incarnation bouffe et hilarante de Xavier Sabata en gouvernante plaintive et exaspérée Esperienza, apportant, par toute sa théâtralité vocale, son jeu scénique virevoltant, et son large registre expressif, tant vocal que corporel, au sein de cette comédie aussi noire qu'intellectuelle, un grand éclat de rire et une illusion comique bienvenue par son travestissement très réussi.
Au total, un double spectacle qui à la mérite de nous interpeler, à la lisière des livrets originaux et de leur réécriture « absolument moderne », mais qui surtout magnifie avec un éclatant triomphe les formidables et éternelles partitions de Claudio Monteverdi, défendues, avec amour et dévotion, par des interprètes inspirés.
Crédits photographiques : © Matthias Baus / La Monnaie
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Bruxelles. La Monnaie. 13 et 19 -IV-2025 : Claudio Monteverdi (1567-1643) : « I Grotteschi » – a new drama, basé sur ses trois opéras du compositeur qui nous sont parvenus : l’Orfeo, Il ritorno d’Ulisse in sua patria, L’incoronazione di Poppea, augmentés de madrigaux extraits des livres IV et VIII. Scénario, mise en scène, costumes : Rafaël R. Villalobos; Décors : Emanuele Sinisi; Eclairages : Felipe Ramos. Avec : Giulia Semenzato : Fortuna; Matthew Newlin : Privilegio; Raffaella Lupinacci : Virtu; Stéphanie d’Oustrac : Costanza; Jeremy Ovenden : Coraggio; Mark Milhofer : Melancolia; Arianna Vendittelli : Carita; Anicio Zorzi Giustiniani : Giudizio; Jessica Niles : Impazienza; Federico Fiorio : Capriccio; Jérôme Varnier : Sapienza; Esperienza : Xavier Sabata. Cappella Mediterranea, direction musicale : Leonardo Garcia-Alarcon